PCT,  réflexions

L’égo du marcheur du PCT

Accomplir un parcours qui sort de l’ordinaire, comme le PCT, déclenche des réactions très favorables. Sur le chemin, dans les villes, dans leurs vidéos, au retour. Même ceux qui ne l’accomplissent pas en intégralité reçoivent un soutien marqué. Largement suffisant pour faire gonfler les chevilles aussi vite qu’une mauvaise entorse.

Marcher pour les mauvaises raisons

Par morale judéo-chrétienne, j’hésite à traduire… alors je vais me contenter d’édulcorer la formule d’auto célébration laissée le long du chemin par un randonneur au long cours, sur cet arbre de Californie :
« you’re a BAMF – Bad Ass Mother Fucker. This isn’t nothing. » => « Tu est un guerrier ! Ce n’est pas rien. »

Évacuons le tout de suite : si la quête de reconnaissance peut motiver une tentative, elle ne suffit pas à garantir la réussite sur ce parcours. Le chemin est trop exigeant pour tolérer une motivation fragile, extérieure, sociale. Marcher longtemps n’est possible qu’avec les bonnes motivations. Il faut marcher avant tout pour soi, pour les rencontres, pour la nature, la découverte. Ceux qui le font pour de mauvaises raisons sautent, en général, au bout d’un mois.

Parfois, le PCT ressemble à ça

Malgré tout, assez vite, l’égo du marcheur du PCT est flatté. C’est un sentiment très agréable, auquel il s’habitue vite. Il fait immédiatement partie des petites récompenses du chemin, au même titre que les burgers, les douches chaudes, les bières, une bonne connexion internet et un bon lit au chaud et au sec. Le « hiker » est en fait considéré de trois façons :

  • avec indifférence : souvent.
  • comme le fond de la cuve de la société : parfois, en ville.
  • comme une véritable star : régulièrement.
Sur une glacière de « Trail Magic » près de Bucks Lake, Californie

La célébration du marcheur

Le « thru hiker », marcheur longue distance du Mexique au Canada, est adulé par certains « day hikers » (marcheurs à la journée, au week-end), ou « section hikers » (marcheurs d’une partie du PCT, ou du JMT), les habitants des villages non loin du PCT et autres Trail Angels. Combien de fois ai-je rencontré de parfaits inconnus se sont immédiatement enthousiasmés pour mon aventure ! « that’s aMAZing ! » « you’re AWsome ! » Tout au long du parcours, on me demandait souvent jusqu’où je marchais. Je répondais simplement : « j’essaye de marcher jusqu’au Canada ». J’observais alors un mélange de surprise et d’incompréhension dans les yeux de mon interlocuteur. Mon état d’esprit était de la fierté, mélangée au doute : il peut se passer tellement choses en 4300 kilomètres de montagne… Il faut bien reconnaître que le seul fait d’entreprendre une telle folie vous fait passer aux yeux des autres marcheurs, pour un extraterrestre. Pour certains, c’est quasiment un honneur de parler avec un « Thru hiker ». Les américains, avec leur sens légendaire de la mesure, en font des tonnes. Mais culturellement, ils ont une admiration sincère pour ceux qui tentent d’aller vers leurs rêves, quoi qu’il en coûte. En outre, ils adorent la nature, le grand air (le fameux « outdoor »), le camping et la marche en montagne. C’est l’un des aspects merveilleux de ce pays.

Discrimination positive pour le marcheur au long cours : seul lui a droit au trail magic !
(des boissons fraiches dans la glacière). Au sud d’Ashland, Oregon.
Si vous parvenez à terminer l’énorme quantité de pancakes servie dans ce café, ils vous offrent l’addition.
Seiad Valley, Californie du nord.

Beaucoup de magasins, d’hôtels, de restaurants, ont des offres spéciales PCT. Certains offrent des produits, comme du café, à Idyllwild, une bière gratuite, à Cascade Locks, une pizza, à Lake Tahoe. Pour attirer de la clientèle, bien sûr. Mais aussi souvent avec une sincère générosité pour le chemin et ce qu’il représente. La chaîne de magasins REI (équivalents du Vieux Campeur aux Etats Unis), née à Seattle dans le Washington, voue un culte au PCT, et vous déroulent le tapis rouge si vous précisez votre projet de parcours.

Le REI de Bend, Oregon.

Sur le chemin, certains marcheurs à la journée, les « day hikers », vous donnent des fruits, des boissons, des barres énergétiques. Comme à proximité des « Sisters » dans l’Oregon, ou cette famille m’a donné trois grappes de raisin frais. Le meilleur que j’ai mangé de toute ma vie, malgré le banalité du cépage. Ou à « White water Preserve », quand j’ai eu soudain accès à l’intégralité de la glacière dans la voiture d’un américain, avec qui j’avais parlé cinq minutes auparavant. En fait, je ne compte plus ces manifestations de générosité.

Précisons que cet hébergement coute 20$ tout compris, juste de quoi couvrir ses coûts.
Son équivalent de Snoqualmie Pass est gratuit (mais sans repas).
Steven’s Pass, Washington.

La plupart des « Trails Angels » (littéralement les anges du chemin – et pas de la téléréalité – généreux donateurs et supporters des marcheurs du PCT) ont une grande admiration pour leurs “PCT hikers”, et leur offrant gracieusement nourriture, eau, gite et blanchisserie. Certains marcheurs se sont fait offrir leur caddie de ravitaillement au supermarché : près de 70$ quand même. A Wrightwood, pendant que je faisais mes courses, j’ai été invité deux fois en une demi-heure par des clients qui voulaient m’héberger et me nourrir gratuitement. Une troisième famille m’a accueilli de façon entièrement désintéressée, avec une chambre privée, des draps, la douche et les repas offerts. Les Trails Angels sont parfois d’anciens Thru Hikers, mais pas toujours.

Il est vrai aussi que les PCT hikers sont en général une super animation pour sortir du quotidien et du vase clos des petites villes enclavées. Ils sont souvent très sympathiques, respectueux, viennent du monde entier, et ils ont beaucoup d’histoires amusantes ou terrifiantes à raconter !

Enfin, l’hospitalité fait partie de la culture depuis longtemps, sans doute de la conquête l’Amérique en général, et de l’ouest en particulier. A l’époque, les immigrants de multiples origines avaient tout quitté, et devaient s’entraider, communiquer ensemble pour survivre, en découvrant leur nouvelle vie. Cette ouverture à l’autre exceptionnelle, trait culturel particulier aux américains, est ainsi certainement née du besoin de cohésion sociale fort dans une société à la mixité culturelle marquée. Elle est renforcée par un contexte ultra libéral, ou l’Etat limite son intervention aux strictes fonctions régaliennes. Les citoyens compensent donc d’eux-mêmes, par l’entraide, organisant collectes et tombolas pour les plus démunis ou malchanceux. Cet état d’esprit semble particulièrement répandu en Californie, dans l’Oregon, et le Washington, où l’utopie hippie infuse encore les esprits, 60 années plus tard.


Trail magic « professionnel » au sud de Lake Tahoe, Californie.

Les pièges de la vanité

Toutes ces manifestations de sympathie peuvent faire naître le sentiment d’être privilégié, et certains en abusent. Quelques petits malins, au budget serré, profitent du système. Ils ont une technique secrète : faire le « yogi ». C’est à dire profiter de la générosité des randonneurs occasionnels pour se ravitailler à moindre frais, en pillant les hikerbox, abordant les autres marcheurs sur les chemins, les parkings, en ville. Ils ne demanderont pas spontanément de traitement spécial, ils ne font pas la manche. Mais se font voir et lancent la conversation pour la favoriser. En ville, pour se faire raccompagner sur le chemin (souvent à des dizaines de kilomètres de route), ils appellent des trails angels plutôt que de faire de l’auto-stop.

Le risque est de banaliser les marques de bienveillance, de les considérer comme un dû. Il faut alors veiller activement à conserver son émerveillement, et apprécier la générosité récurrente des gens comme un cadeau unique. Et donner en retour ce que l’on peut : de la considération, de l’écoute, du temps, un sourire, voire un dédommagement financier, quand il est accepté.

La ville de Mont Shasta est PCT friendly.

Il y a un risque interne, également. Beaucoup de marcheurs débutent avec le PCT leur première randonnée longue distance. Pour un nombre non négligeable, c’est même la première fois qu’ils passent une nuit en bivouac. L’ampleur du défi fait naître rapidement un sentiment d’auto-satisfaction, à vaincre la souffrance, l’inconfort, les peurs, les kilomètres, les péripéties du chemin. C’est une victoire contre soi-même. Ne serais-ce que mettre un pied sur le PCT est un succès, compte tenu des difficultés qu’il y a pour rassembler le budget, les visas, le temps, l’énergie, le travail de préparation logistique pour partir. Les navigateurs du Vendée Globe le disent souvent : « le plus difficile, c’est d’être au départ. » Même s’il ont souvent connu des échecs et des défaites auparavant, les marcheurs sont d’emblée dans une logique de réussite sur le trail. Mais la foi des convertis peut monter à la tête. La fierté est importante, car elle nourrit la confiance en soi, la ténacité, l’action. Mais il faut savoir la maintenir au bon niveau.

Dessin vu sur un résineux du Washington. Le hiker -schtroumpf » minuscule à coté des montagnes, des forêts et des champignons.

Le complexe de supériorité du PCT Hiker n’est jamais loin. S’il n’y prend pas garde, un mauvais jour, il ressort. Les symptômes sont nombreux : pester contre ces « touristes », ces marcheurs occasionnels, qui ne respectent pas l’étiquette sur les chemins : ne pas laisser de traces, ne pas faire de bruit, se saluer, laisser passer celui qui monte. Ce ne sont pas des « vrais ». Ils n’ont pas connu ces longues étapes de désert, dans la chaleur et la soif. Ils ont laissé la voiture au parking, à une heure de marche, et occupent les meilleurs emplacements autour du lac. Ils sentent la lessive. Ils sont bruyants, parlent fort, écoutent de la musique sur hauts parleurs. Il râle contre la foule dans le Yosemite ou autres parcs nationaux renommés, qui « pollue » la majesté des lieux. Il peste même contre ses congénères, qui s’autorisent quelques « facilités » avec le chemin, en prenant des raccourcis, sautant certaines sections en auto-stop ou en ferry. Il se moque des sacs énormes, du suréquipement, de la nourriture en quantité industrielle de ses confrères moins rompus au randonnées longue distance. Il se plait à accélérer dans la montée d’un col, sans transpirer, pour manifester sa supériorité de marcheur surentraîné à ceux qu’il double. Il fait tout cela, en oubliant qu’il a lui même été souvent dans cette position. Et qu’il faut bien débuter un jour. La vanité est une cécité. C’est le lot de tous les sports.


Un aveu coupable, sur inscrit sur un arbre de Californie du Nord, suivi de son débat :
« il n’y a qu’une seule raison de faire ce chemin… être meilleur que ceux qui ne le font pas »
Et quelqu’un qui a opportunément rectifié : « What the Fuck ? NO. » Qu’est ce que c’est que ces conneries ? bien-sûr que non.

Les remèdes à l’auto-célébration

Pour me prévaloir du melon, je laisse la nature dicter son rythme. J’apprends à accepter les turpitudes de la météo, à écouter les signes de mon corps. Je m’oublie dans ce chemin qui n’a pas de fin. J’accepte ce qui est. Je cultive ma curiosité. La dureté de l’entreprise permet de remettre la prétention en veilleuse. Les incendies, la pluie, le froid, la sécheresse, sont d’excellents médicaments. Marcher des heures dans ces gigantesques montagnes, c’est se sentir tout petit. Observer des ours de 300kg, remarquer d’énormes empruntes de puma sur le chemin, évoluer entre les séquoias gigantesques, passer une nuit à entendre des bruits étranges, se demander si l’on a assez d’eau pour atteindre la prochaine source, assez de nourriture jusqu’à la prochaine ville, passer un col avant l’orage qui menace, traverser cette rivière en crue… tout cela remet bien vite les idées en place. Sylvain Tesson a trouvé une belle formule pour illustrer cette disposition d’esprit : « S’abandonner à vivre » (titre de l’un de ses ouvrages).

Puis, au bout d’un moment, arrive la révélation : On ne se bat pas contre le chemin, la nature, ni contre soi-même. Mais avec. Il faut de la souplesse, de l’adaptation, de l’acceptation, en même temps que la discipline et la régularité. La doctrine des arts martiaux, finalement. La marche longue distance est un Aikido.

A ma gauche, Rick, 72 ans. Mont Hood, Oregon.

La meilleure méthode pour mieux s’oublier, est de se focaliser sur ses collègues d’aventure. Ils sont fascinants, ces PCT hikers. J’ai une admiration sans bornes pour ces forçats du chemin.

D’abord et surtout, ces anonymes, ceux qui se battent avec leurs moyens. Les Mousetrap, qui malgré ses grands coups de Blues, continuait d’avancer malgré tout. Le courage de Jennifer « Starburst », qui malgré la peur de sa vie après sa nuit suivie de près par un puma, sur des kilomètres, repartait sur le chemin courageusement. Bird, cette Californienne végétarienne de 40 ans et 52 kilos, avec un sac aussi lourd que le mien, qui marchait plus vite et plus loin que moi. Et ce matin où, trop affaiblie pour marcher, elle avait du se faire conduire en urgence à l’hôpital du coté d’Hikertown. Elle était quand même revenue sur le chemin. Metric Ton, qui trimballait courageusement son sac de 25 kilos, en dépit du dénivelé et des sarcasmes.

Metric Ton et sa trail Angel de Tehachapi

Guitte, la danoise journaliste, marchant solo 50 km par jour, et démarrant sa deuxième journée de travail le soir, en écrivant 5 pages de journal, alors que tout le monde dormait. Elle a fini par écrire un livre, après avoir reçu la proposition d’un éditeur par hasard, au milieu de la Sierra, en captant du réseau sur le toit des Etats-Unis continentaux : le Mont Whitney.

Guitte « Lupin », près de Sonora Pass, Californie.

Darwin, ce youtubeur populaire, qui me précédait d’un mois sur le chemin. Malgré toute son expérience, il était contraint de quitter acrobatiquement le PCT, temporairement. Il avait tenté le passage du col de Pinchot plusieurs fois, mais était ralenti par la neige et pris dans les tempêtes, au coeur de la redoutable Sierra Nevada (qui signifie en espagnol littéral : « la montagne enneigée »).

Même les marcheurs du John Muir Trail (JMT), moins rustiques et entraînés que leurs homologues du PCT, me fascinaient par leur passion du trek. Ce chemin était une aventure importante, souvent la plus importante de leur vie.

Et puis, il y avait les marcheurs à ranger dans la catégorie « hors normes ».

Sprocket, ce marcheur australien avec qui j’ai touché la frontière Canadienne. Parti de Patagonoie en vélo, il avait traversé l’Amérique du sud en vélo. Arrivé à San Diego, il avait troqué sa bicyclette contre une paire de baskets.

Sprocket, à gauche. Il achève à ce moment un périple de près d’un an à travers l’amérique.

Dan, qui poursuivait, sans interruption, un combo épuisant : Appalachian Trail, PCT et Te Arraroa (Nouvelle Zélande), près de 12 000 km de randonnée au total. Dominique, qui parcourait son cinquième PCT. Rick, 72 ans, levé à 5h tous les matins, qui enquillait les étapes quotidiennes de 40 km. Elaine Bissohno, qui tentait (et a réussi) de battre le record de rapidité de la traversée du PCT, sans assistance, avec des moyennes quotidiennes approchant les 80 kilomètres. Elle a mis deux mois, j’en ai mis cinq… Elle remporte par la même occasion sa double – triple couronne : avoir marché deux fois chacun des trois trails géants américains : PCT, CDT, AT. Au total, près de 24 000 km cumulés…

Fierté légitime ou délit d’auto-promotion ?

Pas d’autre choix que l’humilité face à ces super athlètes. J’ai été inspiré par tous ces personnes rayonnantes. J’étais au milieu d’un film, avec de merveilleux acteurs. Je n’étais pas en concurrence avec eux. D’ailleurs, je ne pouvais physiquement pas l’être. J’étais simplement un spectateur privilégié. Le scénario était si bon, que bien souvent, j’en ai oublié le mien.

Enfin, marcher le PCT, c’est aussi être confronté à la misère, la difficulté de la vie de cette Amérique profonde, de la marge, bousculée par le capitalisme libéral, le productivisme et le matérialisme. La détresse, aussi, de ces familles qui perdent tout après un incendie, comme ces 10 000 habitants de Redding, Californie, cet été. Le cas du modeste marcheur, obsédé par sa petite personne, finalement très privilégié, paraît alors bien insignifiant.

Cultiver l’humilité

L’égo, comme dans la vie courante, est à la fois utile et dangereux. Utile, car il pousse à se dépasser, à faire des choses hors du commun, dont on ne se sent même pas capable. Dangereux, car quand il disparaît, tout s’effondre avec lui. Retors aussi, car il donne une fausse image de soi. Sur le PCT, le marcheur est une star. Les habitants de la Californie, de l’Oregon, du Washington randonnent beaucoup. Ils se rendent compte de ce qu’est le PCT, de son dénivelé, de son climat. Quand ils ne marchent pas, ils conduisent, et ont de toute façon une notion des distances de ce gigantesque pays-continent. Mais pour ses proches restés en Europe, l’aventure reste plutôt abstraite. Revenu à la vie normale, il n’est plus rien. Le retour sur terre est souvent rude.

Il faut se méfier des sensations de plaisir que l’égo apporte, car elles sont éphémères, creuses. Il est préférable de favoriser l’humilité, la conscience de ses propres limites, mais aussi de ses capacités. L’avantage de cinq mois de marche est de donner la possibilité de réfléchir à cette notion d’équilibre. De nombreuses personnes, après le PCT, repartent pour de longues marches. Elles ne courent pas après la reconnaissance des autres, ni la leur. Ils ont fini de vouloir prouver ce qu’ils peuvent faire aux autres ou à eux-mêmes. Ils repartent par plaisir, par curiosité. Pour être, et non pas avoir.

Quand la sagesse est sur Facebook.
« j’étais au départ déçu que le chemin menant au terminus normal du PCT soit fermé, à cause des incendies. Mais quand j’ai pris le détour, j’ai compris que l’essentiel n’était pas de commencer et finir aux marques officielles du parcours, mais bien dans les expériences et les gens rencontrés en chemin. Ne vous découragez pas, le détour le long de Ross Lake est magnifique ».

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