Dans l’avion du retour
Quelques semaines après être rentré en France, la vue du tracé de cette traversée de l’ouest des Etats-Unis me permet de me remémorer toutes ces belles étapes parcourues. Devant l’ampleur du défi, je n’osais pas regarder le PCT dans son ensemble avant de partir, au point de procrastiner sur le travail de préparation technique des étapes. Pendant la marche, je me concentrais le plus sur les étapes intermédiaires, plutôt que sur le but final, trop lointain. Je n’ai commencé à penser au Canada qu’en quittant la Californie, après trois mois de marche.
Une fois le PCT achevé, je m’amuse à reconstituer ce parcours. La mémoire à étonnamment bien imprimé chaque tronçon de ces 4200 km, que je saurais situer à partir d’une simple photo. Le cerveau a aussi cette capacité bien connue à oublier les moments difficiles, pour ne retenir que les bons.
Dans l’avion du retour, les passagers m’aident malgré eux à me plonger dans le bilan de cette aventure. Les conversations creuses, la déambulation sans but dans les boutiques de l’aéroport, leur empressement inutile à embarquer, tout m’incite à me mettre dans ma bulle. Sitôt assis, j’observe mes voisins de siège coprophages se précipiter, le casque sur les oreilles, sur leur écran et la dernière bouse hollywoodienne. L’avion est devenu un mode de déplacement si banal que, blasés, plus personne ne regarde au hublot. Pourtant, la vue est sublime ! Nous survolons le désert du Mojave, les montagnes de San Bernardino. Là-dessous, quelque part, passe le chemin de la crête du pacifique. Je crois l’apercevoir, malgré l’aile droite de l’A380 qui me masque une partie de la vue. Je suis désormais dans l’un de ces avions, qui me sont si souvent passés au dessus de la tête alors que je n’étais qu’un minuscule bipède, évoluant péniblement dans les draperies du relief.
Je me rappelle que je regardais les avions, au dessus de la splendeur de la Sierra Nevada. Je plaignais ses managers stressés, autant affairés sur le bouclage de leur ceinture que celui de leur prochaine négociation.
Mais je leur enviais aussi leur chocolat chaud, siroté dans un confortable fauteuil business, alors que je luttais sur les sentiers du Washington, transformés en torrents de boue glacée à force de pluies diluviennes.
Je pestais sur le panorama, masqué par la fumée des feux de forêt de la Californie du Nord. Au-dessus, j’entendais les avions passer, et je les enviais de pouvoir jouir d’une clarté parfaite, et d’une sécurité qui les mettait à l’abri du barbecue géant que peuvent être ces incendies redoutables.
Je plaignais les occupants de ces bétaillères volantes que j’observais voler lentement, tandis que je savourais une solitude choisie dans la sérénité des montagnes, des déserts et du maquis sud-californien.
Je percevais un peu de l’air glacé, des « jet streams » et des hautes altitudes des vols de croisière, le vent faisant rage contre la carlingue de ma petite tente, prête à s’envoler sur l’épaule d’un volcan de l’Oregon.
Comme un vol long courrier, j’ai parfois connu le printemps, l’été, l’automne et l’hiver en une seule journée. J’étais certainement beaucoup moins rapide, mais assurément plus heureux. Le sable, la terre, la boue, les rivières, les pierriers, la lave, la neige, la glace, sont des supports moins confortables que la moquette moelleuse d’un lounge d’Air France, mais infiniment plus accueillants. Comme dans un aéroport, j’ai côtoyé sur le chemin des gens monde entier. Mais cette fois-ci, je les ai vraiment rencontrés. J’ai eu avec mes camarades de trail des discussions plus riches et sincères en quelques minutes, qu’avec beaucoup de copains de longue date en France.
Dans l’avion qui me ramène, j’ai hâte de découvrir enfin mes 2300 photos sur un écran plus grand que celui de mon smartphone. Je lis les récits de mes camarades de promotion 2018. Le PCT me manque déjà, je suis nostalgique. Je vais pourtant devoir me réhabituer à une vie « normale », la ville, le boulot, d’autres gens, d’autres préoccupations aussi riches que variées. Je sais que malgré l’exotisme de cette expérience, on revient très vite dans ses habits de citadin moyen. Mais je sais aussi que le PCT hante longtemps ses rejetons. Je repartirais, ailleurs, sans doute sur des chemins plus courts : un mois, deux peut-être. Car cette marche fut quand même assez intense, longue, obsédante. Un sport de haut niveau qui, au bout de quelques mois, a devient comme un travail, avec la discipline, l’abnégation et les tâches obscures qu’il suppose.
Poussé par d’autres récits lus ça et là, et par les questions techniques de mon entourage, je joue finalement au petit jeu des statistiques :
- 3 états parcourus (Californie, Oregon et Washington).
- 4300 km marchés.
- 5 millions de foulées.
- 155 jours d’expédition (22 semaines) et 130 jours de marche effectifs, 115 journées complètes de marche.
- 20 « Zéros » (jour d’arrêt complets) + 5 « Zéros » liés au transfert de Vancouver (Manning Park) à Los Angeles (Agua Dulce) ; et 15 « Néros » (Near zERO : une demi-journée de repos).
- 141 000m de dénivelé positif, soit près de 1100 m quotidiens.
- 16 fois l’Everest, du niveau de la mer au sommet ; ou 40 fois l’Everest, du camp de base au sommet.
- altitude maximale : 4421 m (Mont Whitney)
- altitude minimale : 42 m (Cascade Locks, Columbia River, frontière de l’Oregon avec le Washington)
- plus longue distance parcourue en une journée : 60 km (certains dépassaient allègrement les 100km quotidiens)
- plus longue montée : Le mont San Jacinto, 32 km, 3300m de dénivelé positif, en autonomie d’eau.
- 60 cols grimpés et descendus (le plus pénible).
- 5 zones climatiques traversées.
- 7 « National Parks », 24 « National Forests », 33 « Wilderness Areas » visités.
- 19 canyons ou grandes vallées longées.
- plus de 1000 lacs contournés
- 7 ours rencontrés.
- 6 serpents à sonnettes enjambés
- des centaines de traces de pumas observées.
- 4 paires de chaussures usées
- 2 pointures gagnées
- 12 kilos perdus.
- 2 aponévroses (tendinite de la plante du pied)
- 6 orteils insensibles
- 2 ampoules à chaque talon
- 4 paires de chaussettes trouées
- 40 comprimés d’ibuprofène 500mg avalés
- 32 pots de 800g de Nutella engloutis.
- 780 000 calories dépensées (6000 calories quotidiennes)
- 5300 litres d’eau bus.
- 2300 photos
- 2 paires de pointes de bâtons tordues ou cassées.
- 4 sacs d’étanchéité changés.
- entre 7 et 20 kg de sac à dos transporté.
- jusqu’à 7 litres d’eau transportées dans le désert.
- de 1 à 8 jours de marche en autonomie totale. étapes 4 à 5 jours en moyenne.
Compiler ces données donne un peu le tournis, mais ne sont que le reflet de la traversée d’un marcheur moyen et déterminé, sur une année « facile » (peu de neige). De nombreux athlètes incroyables, femmes et hommes, m’ont doublé sur ce sentier. Un grand nombre ont des statistiques démentielles : ils allaient bien plus vite, marchaient plus loin, plus longtemps, de nuit, se reposant moins souvent, avec moins de confort, dormaient à la belle étoile, mangeaient n’importe quoi, avec une ténacité et un courage qui me laissait souvent rêveur. De belles sources d’inspiration, garantes d’humilité.
Je reste finalement admiratif de ce que le corps peut faire, pourvu qu’on l’écoute et le respecte. Qu’il s’accorde avec l’esprit, et la magie commence. Le PCT, comme tout long « pèlerinage », projette le meilleur de chaque être humain. Paradoxalement, il m’a permis de revenir à la civilisation avec une approche plus apaisée, équilibrée, compréhensive de mes contemporains…
Même si le vol du retour et l’atterrissage à Châtelet fut un choc, à l’image de celui des roues sur la piste de Roissy.
Le contraste de Paris avec le chemin est violent. Je dois encore progresser dans ma tolérance à l’Autre. Mais surtout, les couleurs des Cascades en automne me manquent déjà… Rien que pour cela, je devrais repartir !