Des étapes délicates
La gestion de l’eau est une vraie problématique entre Tehachapi et Walker pass. Elle détermine les arrêts et camps potentiels. Etant très rare dans les parages, je suis contraint d’en porter beaucoup. Le plus grand écart entre deux sources d’eau est environ de 25 miles (soit 40km). Or, je ne marche pour l’instant qu’entre 15 et 20 miles par jour. Cela m’oblige, théoriquement, à faire du « dry camp » (camper sans eau), et donc prévoir deux litres supplémentaires pour la nuit et le diner. De plus, sous une température de 40 degrés, la consommation est énorme. Être à cours d’eau, c’est se mettre en danger à court terme, ou risquer une tendinite à moyen terme. La moyenne est de compter 1l aux 8km. Mais en réalité, je consomme plus, particulièrement aux heures chaudes et dans les montées. Et je ne veux pas me restreindre, contrairement à certains marcheurs ultra légers. Je monte ainsi à 1l aux 5km. Conclusion : il m’est parfois arrivé de trimballer près de 8L, et je suis souvent à 6 litres en sortant d’un point d’eau. Très lourd.
Certains marcheurs, surtout les ultra légers, utilisent la technique du chameau, « Camel up » dans le jargon du PCT. Cela consiste à boire comme un trou à la source, se remplir au maximum, en avalant d’un coup 1 à 2 litres, pour limiter le port d’eau par la suite. Je n’utilise cette astuce que modérément, car je la pense mauvaise pour la santé. J’ai même des doutes sur sa réelle efficacité à moyen terme, même si elle semble fonctionner à court terme. En effet, elle retarde le besoin de s’hydrater. Elle perturbe la sensation de soif, et peut masquer une déshydratation, puis perturber la flore intestinale, la digestion. Je préfère porter plus, mais boire par petites gorgées, régulièrement.
Heureusement, sur cette section, des Trails Angels officient aux points stratégiques. C’est à dire que tous les 20 kilomètres, ils entretiennent des « caches », avec des quantités d’eau énormes, près de 800 litres parfois. Cela permet de moins porter, de moins faire de détours pour rejoindre les sources, et même d’éviter les eaux saumâtres, goût soufré, tourbé, et autres marinades de rampants divers noyés dans un réservoir pour bétail perdu dans le maquis. Les rapports étant actualisés régulièrement, et les caches très bien pourvues, le risque qu’elles soient vides est relativement faible en haute saison, même s’il existe toujours.
Il existe 2 sources principales d’info sur l’eau, sa quantité et qualité sur les différents points du parcours :
- « Guthook », l’application smartphone qui sert de guide complet sur le PCT (carte et gps hors ligne, hôtels, zones de campements, villes, croisements, et eau). Les marcheurs peuvent commenter les différents points de passage, et donc renseigner les suivants avec une info à jour. très efficace.
- le « water report », un tableau Excel à télécharger, qui recense tous les points d’eau, et dangers potentiels (incendies, neige, etc). Il est mis à jour régulièrement et bénéficie de l’expérience quasi en temps réel des marcheurs qui remontent des commentaires. Avec le temps, il sera peu à peu remplacé par les applications, car sa mise à jour, sa consultation et son interface sont complètement dépassées. En jonglant entre les 2, on se fait une bonne idée de la fiabilité des points de réassort.
Ces longues portions entre deux points d’eau sont intimidantes. Le chemin est en sable, les buissons environnants sont si petits qu’il n’y a absolument aucune ombre. De temps en temps cependant, quelques « Joshua Trees » émergent. Ce sont de grands cactus, dont les feuilles sont redoutablement pointues et dures. Eux seuls offrent une petite protection contre le soleil et le vent. Malgré quelques pauses méritées aux alentours de midi, je force un peu la marche aux heures chaudes. Il y a peu de marcheurs sur cette section, et le désert aux alentours : cela renforce ce sentiment d’isolement. Je passe de longues heures seul dans un décor de désolation. Rajoutons les serpents, qui se dorent au soleil, en travers du chemin.
Malgré les caches, cette partie du PCT reste delicate. la déshydratation, l’insolation guette. Sur les conseils d’un habitué de la région, lu sur un forum au préalable, j’avais initialement décidé de partir de Tehachapi, et démarrer mon aventure sur cette section. L’idée était de partir après la traversée du Mojave. Mais à Santa Monica, j’ai changé d’avis en analysant le profil de l’étape. Et j’ai décidé de me tester sur des étapes plus courtes, en partant d’Agua Dulce, pour démarrer en douceur. Prendre le temps d’évaluer ma consommation, les sources, le filtre, comprendre les commentaires et le water report. Je me félicite de cette décision. Car ici, les choses peuvent vraiment mal tourner en cas de mauvais calcul. Dans le film « Wild », l’héroïne Sheryl Strayed connait de graves difficultés sur cette étape : manque de nourriture, déshydratation. Quand j’ai appris qu’elle avait débuté son PCT de Tehachapi, je me suis dit que le scénario n’était sans doute pas si romancé. Toutes les étapes de la Californie du Sud sont potentiellement piégeuses, mais celle-ci l’est particulièrement.
Avant d’aborder Bird Spring Pass, un vent violent se lève en fin de journée. Il est si fort que le long des crêtes, il est déstabilisant. Je dois trouver refuge au creux d’un Joshua Tree pour passer la nuit. Je cherche longtemps un emplacement plat et relativement abrité. Malgré cela, le vent est si violent pendant la nuit que je me lèverais plusieurs fois pour assurer l’amarrage de ma tente. Si elle s’envole, c’est gênant, car je suis entouré d’arbres aux feuilles aiguisées comme des poignards.
Après ces arpents de désert couvert de maquis bas, le chemin finit par gagner une végétation plus dense, du « chaparal », puis des conifères, et un relief plus marqué. Au creux d’une vallée, je rejoins finalement Walker pass. Ce petit col est un petit événement, puisque c’est le premier qui ponctue le sud de la chaîne naissante de la Sierra Nevada. Il est traversé par une route secondaire qui relie Lake Isabella et Inyokern de part et d’autre en contrebas du col. Ces deux villes sont des alternatives pour ravitailler.
Walker pass est un col routier, à bien distinguer des cols de sentier. Un col routier représente un point haut pour les véhicules, mais un point bas pour les marcheurs. On descend pour l’atteindre, ce qui est contre-intuitif. Le col de sentier, comme ceux qui suivront dans la Sierra, est évidement l’inverse : un point haut pour les marcheurs.
J’ai calculé mon temps de marche pour arriver le matin et prendre un bus qui doit m’amener à Ridgecrest, non loin d’Inyokern. Il passe, théoriquement, une fois par jour. Mais cela sera inutile. Alors que j’arrive à la stèle qui marque le col, je suis immédiatement abordé par le chauffeur d’un imposant véhicule. Il s’agit d’un pick-up qui tracte un van et 4 chevaux en passagers. Ce sont deux retraités, éleveurs équestres, qui viennent de déposer des marcheurs du PCT, et me proposent spontanément de m’emmener. Ils connaissent bien le PCT et les autres coins reculés de la région, qu’ils partent souvent explorer à cheval. Alors que je leur explique que je souhaite faire étape à Ridgecrest, ils font un détour de 30km, exprès pour me déposer à mon hôtel, tout en refusant mon dédommagement. Trail magic.
Ridgecrest est une ville américaine de 30 000 habitants, bâtie autour d’une base de la Navy. Ecrasée par la chaleur du désert, cette ville est petite, mais aux dimensions américaines, c’est à dire ultra étalée, avec le plan en damier classique. Le genre de ville construite après l’arrivée de la bagnole, pour la bagnole. Les rues ont la largeur de nos autoroutes. Il y a des distributeurs de billets et de médicaments en drive-in. C’est un peu l’équivalent de nos belles zones périurbaines, mais en centre ville. Résultat, pas de rue piétonne, personne sur les trottoirs, les gens sont cloîtrés dans leurs voitures, ou dans leurs maisons, ne se parlent pas. Le naufrage de la vie en société. Mais il est vrai qu’habiter en plein désert n’incite pas à la promenade piétonnière, l’après midi par 45°c.
On remarque aussi cette Amérique à deux vitesses, avec ses laissés pour compte, en passant devant de véritables taudis.
Je dois être dans le motel le plus pourri de la ville et je m’en félicite, c’est toujours sociologiquement plus intéressant et animé. J’ai ce qu’il me faut, une chambre à peu près propre, spacieuse pour étaler mon bordel, une porte qui ferme à clé, une douche, une télévision pour m’imprégner de la culture locale, et un voisin qui répare sa voiture sous ma fenêtre.
J’ai rendez vous pour le diner avec deux amis rencontrés sur le chemin peu avant Tehachapi : Bond et Gnocchi. Alors que je me restaurais dans un fast food miteux de l’autre côté de la rue, en face de mon hôtel, je suis tombé sur Bond. Ruisselant de transpiration, il rentrait du supermarché, et marchait vers la délivrance : sa douche. Entre temps, il est tombé sur Gnocchi. Ensemble, ils passent me chercher à ma chambre et frappent vigoureusement à ma porte en hurlant : « OPEN THE DOOR, THIS IS THE POLICE !! ». Je les attendais, donc je souris et ne suis pas surpris. Mais après que j’ai rassemblé mes affaires, mon voisin sort timidement la tête de sa chambre, terrifié. Il est tatoué de la tête au pied, et a eu la peur de sa vie, pensant que la police venait pour lui… je n’ai pas jugé bon de sonder le motif de son inquiétude.
Mes 2 camarades d’étape font partie des rares marcheurs dans la tranche d’âge entre 40 et 50 ans. L’un est enseignant chercheur universitaire, généticien, argentin d’origine et installé aux USA depuis 30 ans. Il fait de la recherche sur des espèces qui ne vieillissent pas, ou peu, des mollusques amphibiens vivant dans des grottes. Ce genre de recherche est particulièrement en pointe en Californie, ou plusieurs démiurges milliardaires se sont mis en tête d’assurer à l’homme (riche) la vie éternelle. Il a fait le début du chemin avec son fils, et continue maintenant seul. L’autre et Londonien et utilise astucieusement ses rentes immobilières pour parcourir le monde et battre les chemins. A son palmarès, entre autres, la traversée des alpes, des Pyrénées, de la nouvelle Zélande. Deux rencontres improbables et riches qui font la beauté de ce genre de chemin. À force de se croiser, on tisse des liens, ou pas. On passera 2 jours à plaisanter et bavarder. Les deux ont un humour marqué. Bond à l’humour pince sans rire et grinçant des anglais. Gnocchi à l’irrévérence et le côté cinglé du latin. Bond a du mal à quitter la ville. Il ajourne plusieurs fois son départ en bus, se trouvant des excuses pour continuer à apprécier la climatisation de sa chambre d’hôtel du coca frais quelques heures de plus.
Gnocchi et moi repartons à 7h pour reprendre le chemin, de Walker pass à Kennedy Meadows. On retrouvera Bond sans doute un peu plus loin.
Cinquante-trois miles, soit quatre-vingt quatre kilomètres, et 3 jours à admirer cette région qui fait la transition entre le « désert » et la « Sierra ». Cette dernière est la chaine de montagne majeure de l’ouest des Etats-Unis, avec les rocheuses et les Appalaches. C’est l’une des plus hautes et les plus jeunes. A son paroxysme, elle déploie ses immenses parois de granite, tantôt acérées, parfois érodées, selon la dureté du minéral qu’il héberge. La Sierra Nevada se fait déjà ressentir : les dénivelés se prononcent, les vallées s’encaissent, des falaises apparaissent. Par petites touches, le fameux granite gris clair fait son apparition.
Celui rendu célèbre par les équipes de la firme Apple, installées non loin de là à San Francisco, et que l’on a en tête si l’on fait les mises à jour de son Mac en installant « Yosemite ».
Mais faire le PCT, c’est aussi pratiquer, en vrai, les noms familiers de Mojave, Sierra, Mountain Lion, El Capitan. ces versions de logiciels ont sans doute plus fait pour la renommée de trésors naturels de la Californie que n’importe quelle publicité de voyagiste. Je comprends l’hommage des cadres dirigeants d’Apple, fascinés par ces splendeurs, le temps d’un week-end ou d’une semaine de congés.
En attendant la Haute Sierra, en chemin, je lis un commentaire sur Guthook : « perfect camp spot, AT&T service » (« super endroit pour camper, il y a du réseau cellulaire AT&T »). Je me demande si les gens ont cru bon de notifier l’accès au réseau pour la sécurité de chacun, ou bien pour la mise à jour de leur fil d’actualité Facebook. Je penche malheureusement pour la deuxième solution. En effet, rarement, le chemin de crête domine une ville, et permet de capter les antennes du réseau mobile. C’est le cas vers Owen’s Peak, au dessus des zones résidentielles et agricoles d’Inyokern. Les localités semblent aplaties dans la vallée comme un circuit imprimé sur une puce électronique. Des cultures surréalistes, à l’irrigation concentrique, émergent du sable du désert, comme pour figurer des potentiomètres. La ville américaine est optimisée comme une innovation de la Silicon Valley.
Un soir, au moment de rejoindre mon lieu de campement prévu, je me rends compte qu’il est situé près d’une source. Il est difficile de poser sa tente ailleurs. Or source = ours. Logique, l’homme est un animal, il est flemmard, l’ours aussi, il a pas envie de se taper 20 bornes pour se servir un verre d’eau à la cuisine. En réalité, une éventuelle interaction est peu risquée, mais psychologiquement, je préfère me taper 1h de plus de montée que de passer une nuit sur une oreille, dans une végétation bien dense. Je pense que je m’habituerais à dormir tranquillement dans des endroits habité par les animaux non conventionnels, mais pour l’instant, force est de constater que cela n’est pas le cas. Je préfère y aller progressivement. D’autant plus que les moustiques ont refait leur apparition, et qu’ils sont particulièrement nombreux près des sources. Enfin, la vue est bouchée, et l’humidité très présente.
Je décide donc de pousser plus loin. Il est déjà tard. Et je passe un très mauvais moment. Je regarde ma montre et compte les kilomètres qui me séparent du prochain bivouac indiqué, en haut d’une côte. Comme les enfants qui demandent : « quand est-ce qu’on arrive ? », je passe mon temps à regarder l’heure en constatant que le temps n’avance pas, alors que le soleil se couche. Leçon retenue : pour apprivoiser le temps, ne pas regarder sa montre.
Après une éprouvante montée, venant achever une belle journée de 32km (un record pour moi à ce stade), je suis récompensé par un superbe petit coin plat sur un col, avec vue. Des arbres me protègent du vent et des prédateurs hydrophiles. Quelques collègues de PCT ont déjà planté leur tente. Heureusement, l’endroit propose dune dizaine de jolis emplacements, à l’écart des voisins, pour peu que l’on cherche un peu.
Une grasse matinée plus tard pour rattraper du sommeil et de la fatigue en retard, je repars vers 9h, alors que les autres lieux de bivouac environnants sont déjà désertés. Je retrouve Gnocchi, que j’avais distancé la veille. Comme beaucoup, il est parti à 6h, l’horaire normale pour éviter les heures chaudes, et m’a déjà rattrapé.
Ce genre de chassé-croisé est courant sur le PCT. Ceux que l’on perd temporairement de vue, réapparaissent souvent plus tard, par le jeu des rythme des pauses et des étapes. De plus, des registres sont positionnés régulièrement sur le chemin. Les marcheurs y renseignent la date et l’heure de leur passage, par sécurité autant que pour indiquer au suivants leur présence. C’est ainsi que l’on sait assez précisément qui en est où. Le bouche à oreille fonctionne aussi très bien. Avec un réseau cellulaire souvent absent, radio-ragots-PCT est bien plus efficaceO que Facebook sur le chemin.