Montée dans la Sierra Nevada
Depuis Walker Pass, les écosystèmes ont singulièrement changé. Premières traces de granit, forêts de pins et premières prairies, premières forêts brûlées également. Le sentier a pris de l’altitude et surplombe maintenant les vastes plaines désertiques. On devient, au loin à l’est, le parc national de « death Valley » (la vallée de la mort).
Mais là haut, le climat est bon. Je rencontre mes premiers « meadows », ces prairies alpines paradisiaques, à l’herbe d’un vert éclatant.
A l’ouest, le « Domeland wilderness », un océan de crêtes granitiques grises, ferme l’horizon.
Alors que je sens que les maquis méditérannéens sont derrière moi, le chemin emprunte de larges vallées, et des plaines brûlées par le soleil. Les serpents à sonnette sont là pour me rappeler de rester attentif à ma stratégie de ravitaillement en eau, sur laquelle je fais le point plusieurs fois par jour. Les points de collectes sont plus nombreux, mais il faut continuer à rester vigilant.
La végétation reprend alors que le tracé regagne de l’altitude. Alors que je finis de traverser une première forêt brûlée, un marcheur très rapide me rejoint. Nous discutons longuement de politique, de religion, de la France. Ron est mormon, de Salt Lake City. Il s’agit d’une communauté religieuse particulière, avec des normes et valeurs strictes. A la demande de sa congrégation, il a passé du temps en France pour faire du prosélytisme. Pour cela, il a
Soudain, le chemin débouche dans une large plaine tapissée de végétation basse et sèche : la plaine de Kennedy (« Kennedy Meadows »). Un ranch délabré, abruti de soleil, qui semble à l’abandon, confère une ambiance mystérieuse à ce lieu. Aucun bétail à l’horizon, malgré quelques clôtures rouillées. Un peu western, un peu Mad-Max.
Puis, comme un mirage, une rivière apparait. Il s’agit de la south fort Kern river. Pas un petit ruisseau, ou un mince filet d’eau, mais un généreux flot de 3 mètres de large, clair et profond. Pour le marcheur qui vient d’affronter 400 kilomètres de sécheresse, c’est une vraie bénédiction : bain, lessive, et déjeuner à l’ombre des arbustes de la grève. Je ne suis pas le seul à profiter de cette manne. Alors que le chemin longe le cours d’eau, je vois d’autres marcheurs faire de même. Après l’élévation en altitude, les prairies herbeuses et le granit clair, cette rivière annonce l’abondance des vallons de la Sierra Nevada. L’eau de la fonte des neiges pourvoit à une vie sauvage riche qui tranche avec la sobriété de la Californie du sud. Je fais la connaissance de mouches jaunes vampires : elles vous tournent autour comme des mouches, mais mordent impitoyablement la peau si vous n’y prenez garde. Désagréable et douloureux.
Peu après, je passe la barrière des 700 miles, qui signe l’arrivée à la minuscule localité de Kennedy Meadows.
Kennedy Meadows est un no man’s land. Il y a pourtant ici un camping, deux restaurants, un magasin, quelques ranchs. Surtout, c’est l’épicentre des « hikers » qui y font relâche, et se chargent en vivres, avant d’aller affronter les neiges, les dénivelés, et l’éloignement des hautes Sierras. On y retrouve le même type d’ambiance qu’à Casa de Luna, Hiker Town, et quelques autres points névralgiques du PCT.
Le commerce libéralisé du chanvre en Californie contribue à cette ambiance hippie, « laidback » (décontractée). On y fête les promesses de la Sierra en même temps que le deuil du désert à coups de malt et le houblon. On y célèbre d’avoir parcouru le quart du PCT, une portion vécue comme difficile par beaucoup a cause de son aridité. Mais le stress peut aussi se renforcer ici, car après ce hameau, vers le nord, le chemin est recouvert, certaines années, par la neige. Elle complique la progression et gonfle les cours d’eau à traverser. L’année dernière, en 2017, de nombreux marcheurs ont sauté cette étape. Ils sont allés rejoindre des contrées moins hautes dans le nord de la Californie, en se promettant de revenir une fois que les neiges auraient fondu. Dans le jargon du PCT, ce genre de stratégie s’appelle un flip-flop.
Pour célébrer ce rite de passage, une tradition sympathique perdure au « General store ». Chaque marcheur qui arrive a droit aux applaudissements et apostrophes nourries de l’intégralité de la terrasse du restaurant qui domine le parking. Ceux qui sont déjà arrivés relâchent après ces kilomètres difficiles, et fêtent les nouveaux arrivants en sirotant une boisson fraiche. Pour peu que l’on observe la scène d’un oeil sarcastique, les marcheurs échoués sur la terrasse proposent un spectacle atypique qui pourrait s’apparenter à celui d’un navigateur en arrivant sur une côte, découvrant une harde de morses vautrés sur un rocher. Seul un œil torve a la force de se tourner vers le nouvel arrivant. Ceux de dos ne daignent même pas se retourner. Ils font confiance à leurs congénères et suivent d’un élan panurgique cette manifestation soudaine et exagérée d’enthousiasme, c’est à dire à l’américaine, en applaudissant à l’aveugle.
C’est donc un endroit extrêmement sympathique et chaleureux, mais en même temps un chaos assez indescriptible. Ma conclusion est qu’il faut y passer, mais pas trop de temps. Une journée maximum. Il est très facile de se déconcentrer, et de traîner.
En effet, avec le temps, les rencontres au long du trail se font plus nombreuses, et j’ai plaisir à retrouver des têtes connues, a discuter autour d’une bière et d’un burger. Gnocchi, par exemple, ou Manor et Tania, Ren, etc. Mais aussi d’autres hikers que je découvre. La bière, les amis et la terrasse sont tentantes… mais il faut avancer vers la suite, la route est encore longue.
Il faut aussi anticiper les prochaines étapes, penser son inventaire précisément et calculer sa nourriture. Ne pas perdre trop de temps. Je récupère mon « Bear Canister » (boite à ours), que je me suis envoyé depuis Santa Monica. Ce cylindre en plastique transparent d’un kilo ferme par un couvercle vissé. Il permet de stocker sa nourriture loin de sa tente, à l’abri des ours et des rongeurs. Il est obligatoire dans une grande partie de la Sierra. Je me fais des check lists, car un oubli de ravitaillement ou un surplus de poids se paie sur des kilomètres et des semaines, surtout dans la Sierra ou les ravitaillements en nourriture, et possibilités d’échappatoire se raréfient. Un détour non prévu par une ville se compte en jours.
Heureusement, le magasin de Kennedy Meadows, Triple Crown Outfitters, à la sélection presque idéale pour le PCTer. Sur 30m2, dans une maison au milieu de nulle part, il référence le tout meilleur des solutions d’équipement et de nourriture en rapport légèreté/efficacité, dans une concentration de produits fascinante. Aucune place perdue. Ce n’est pas un hasard, car comme le nom du magasin l’indique, sa propriétaire, « Yogi », est « triple crown » : elle a parcouru les trois grands trails américains (PCT, CDT, AT). Soit une expérience cumulée de plus de 12 000 kilomètres en montagne. De plus, elle est l’auteure d’un guide référent sur le PCT. Difficile de faire plus professionnel et précis que ce magasin, chaque article est soigneusement sélectionné par des années d’expérience. Un joli contraste avec les REI et leurs centaines de m2. Deux concepts, deux efficacités.
Après cette escale woodstockienne, le retour dans la nature est attendu en même temps que difficile. Mais très vite, comme d’habitude, la beauté et le silence font tout oublier. Parti en fin d’après midi, je rejoins immédiatement une bande de quatre internationaux bigarrée. Lars est danois, son nom de trail est « horse legs ». Ses mollets hypertrophiés, qui lui ont donné son surnom, sont dus aux années cyclisme sur piste à très haut niveau, dont une participation aux jeux olympiques. Deux coréens et un japonais, Shuu, l’accompagnent. Tout ce petit monde se retrouve le soir pour camper dans une forêt de pins, quelques heures après. Je repartirais avec la bande, le lendemain matin, aux aurores, accompagné du givre. Il a fait froid cette nuit. Assez vite, le groupe explose. Partir tôt permet de couvrir beaucoup de kilomètres dans la journée, mais je manque de jambes et de rythme. Je souffre un peu dans cette montée progressive.
La Sierra est fidèle à sa réputation, effectivement très belle. Les écosystèmes changent radicalement par rapport au désert.
Elle est caractérisée par un sol plutôt sablonneux, des pins et des arbustes rustiques, du granit gris clair assez friable, souvent érodés en gros blocs, comme ceux que l’on peut voir à Fontainebleau. Le ressemblances avec cette forêt de région parisienne sont assez frappantes par endroits, si l’on enlève les séquoias, les arbres brûlés par les anciens incendies, ainsi que les dénivelés prononcés.
Les résineux ont ici le premier rôle. Les arbres morts prennent des poses torturées, théâtrales, en cherchant à s’extraire de leur gangue de pierre. Quand ils ne sont pas tombés au sol, brisés par les tempêtes, broyés par les insectes, les ours, brûlés par les incendies. Certains colosses ont résisté au feu et se débarrassent peu à peu de leurs branches inférieures, carbonisées. Partout, des pins plein de vigueur prennent le relais de ceux qui sont tombés. C’est un enchevêtrement insensé de minéral et de végétal, la pierre contre le grand pin.
Par endroits, poussent des « Meadows », véritables oasis de verdure au milieu de la caillasse. De molles prairies humides s’abreuvent autour d’un torrent qui fait des infidélités à son lit. Il en ressort une quiétude assez fascinante. Une abondance de jardin d’eden, qui contraste avec un environnement de pierre, majoritairement aride et minéral.
A d’autres moments, c’est le sable qui prédomine. On ne se voit pas traverser ces lacs de silice, qui éblouissent autant qu’ils étonnent. Ils sont les vestiges d’une ancienne mer. On a peine à croire qu’ici, le sol a pu se soulever de 3000m.
Les odeurs sont méditerranéennes. Le silence est perturbant. Quelques écureuils, marmottes, renards, chevreuils fuient en entendant mes pas. Le reste n’est qu’un décor hypnotisant qui défile sur des dizaines de kilomètres, désert de civilisation. L’un de ces endroits qui justifie tout un voyage.
Soudain, au bord du chemin, j’aperçois un papier. Un petit message, griffonné et figé par une pierre sur une souche, signale un puma aperçu quelques heures plus tôt dans un arbre. Il a été vu par un couple de randonneurs, et n’était manifestement pas perturbé par la présence humaine. Gloups. Je suis seul, et pas rassuré. Alors j’accélère le pas. De temps en temps, c’est mieux d’ignorer certaines choses. Quelques minutes plus tard, Manor me surprend quand il me signale sa présence. J’ai fait un bond quand il m’a interpellé d’un « bouh ! » aussi sonore que malicieux. Il faisait une pause avec Tania, à l’ombre d’un pin et je ne l’avais pas vu. Je suis autant remué par la surprise que rassuré de voir quelqu’un dans ces contrées désertes. Le soir, je partagerais un bivouac avec eux, autour d’un feu bienvenu, sur un balcon offrant une vue sans obstacles sur la vallée.
Je continue mon chemin vers le nord, après avoir doublé le couple d’israéliens. Ils démarrent plus tôt, mais Tania marche plus lentement. Je croise aussi les coréens, que j’avais perdu de vue la veille. Ils ont fait le choix de ravitailler à Lone Pine, via Horseshoe Meadows (la prairie du fee à cheval). Lone pine est l’une des deux dernières options pour ravitailler avant une longue enfilade de cols et de vallées perdues. J’ai choisi de m’arrêter plus loin, à Bishop, pour équilibrer mon transport.
Je finis cette superbe journée en beauté, près de Chicken Spring Lake, au pied d’un cirque rocheux spectaculaire. L’endroit est pittoresque, malgré son appellation un peu naïve : le lac de la source du poulet ! je suis arrivé assez tôt, et en profite pour faire quelques brasses et ma lessive. L’eau est d’une clarté irrésistible. Quelques randonneurs sont également installés dans les parages, et continuent d’arriver. Je fais ainsi la rencontre de Mouse Trap et Lupin. Manor et Tania arrivent, également, mais choisissent étonnamment de continuer.
Le lendemain, la sierra déroule ses nouvelles surprises. Alors que j’entre dans les parcs de Séquoia Forest et Kings Canyon, le chemin rivalise de splendeurs. Sur des kilomètres, le sentier évolue dans des forets de pins clairsemées, qui ont réussi à coloniser un substrat sableux, entre l’enchevêtrement des blocs de granite. Tout autour, les montagnes chassent la végétation à mesure qu’elles prennent de la hauteur et de la pente. Depuis Kennedy Meadows, le chemin n’a fait que monter, et rivalise de pittoresque. Je sens que ce n’est qu’un début.
Enfin, après un col progressif mais pénible, le chemin redescend brusquement pour proposer enfin une vue lointaine sur le menu du lendemain : le Mont Whitney et ses quelques 4400m.
2 commentaires
God
Superbe les tophs…ça donne envie…sauf celle avec le snake…….
Dam
Rattle snake !