Les fantômes du souvenir
Les incendies ces dernières années ont forcé les Rangers à fermer le Trail au dessus d’idyllwild. Les détours mis en place ont eux aussi brûlé depuis. Il n’y a donc pas d’autre solution pour sortir d’Idyllwild que de prendre la nationale. Mais elle est trop étroite et dangereuse pour être parcourue à pied.
La séance d’auto-stop pour sortir de la ville est la seule solution. Et finalement une bonne leçon à moi-même : la patience amène les belles rencontres. Un premier automobiliste sympathique me prend très vite et me fait sortir de la ville. Puis il me faut à nouveau faire du stop pour rejoindre le Trail. J’attendrais près d’une heure, le long d’une route où les gens n’ont décidément pas envie de s’arrêter. Je finis par changer d’endroit et me rapproche d’un stop et d’une station essence, pour que les gens me voient alors qu’ils ralentissent, et peuvent se mettre sur le coté pour m’embarquer facilement. Ce qui se produit finalement. Un trail angel, Daniel, me propose de m’emmener tout près du chemin, après avoir fait le plein. Il s’arrête même en route pour me laisser remplir mes bouteilles d’eau. On rigole bien dans la voiture, il a beaucoup d’humour. L’auto-stop est après tout un bon résumé de la vie : être patient, rester ouvert, souple, persévérant, la chance finit toujours par sourire, pour peu que l’on sache ou l’on veut aller. J’ai quand même beaucoup de progrès à faire pour ce qui est de la persévérance, quand je dépends des autres. Nous prenons un autre hiker en chemin, un Néo-Zélandais vivant en Angleterre, « King ». Il cherche à se faire conduire plus loin que l’accès où le chemin reprend, toujours en stop. Devant ce cas avéré de « skipping », Daniel, rigolard, traite king de tricheur ! Un peu vexé d’être chambré sans ménagement, King lui demande de se rappeler qui est dans la voiture à conduire, et qui est en train de marcher jusqu’au Mexique…!
Pas mauvaise, la répartie ! Encore un hiker qui s’arrange comme il veut avec le Trail. En reprenant le chemin près de paradise valley, il gagne une demi-journée, dont une belle grimpette, avec sa petite combine. A lui de s’arranger avec sa conscience, avant de revenir clamer ses exploits à la maison.
j’ai acheté une part de tarte au citron meringuée à Idyllwild. Eh oui, on trouver ce genre de pâtisserie à Idyllwild. Le dessert industriel manque clairement de finesse, mais pas au point de me faire regretter cet extra. Symboliquement, je marque le coup en fêtant mon anniversaire sur le Trail, sur une crête dominant Palm Springs, sur la jonction entre Spitler Peak Trail et le PCT. Un lieu parfaitement incongru pour ce genre d’événement, parfait ! Et une façon de tromper la monotonie, malgré les vues magnifiques depuis cette crête de Fueller ridge.
Jusqu’au Mexique, le chemin est très sec. Revers de la médaille de la chaleur, toutes les sources et rivières sont taries, ou presque. La Californie connaît sa sixième année de sécheresse d’affilée. Il faut donc transporter beaucoup d’eau, et se concentrer sur les rares citernes. Je bois environ 1 litre tous les dix kilomètres, et porte souvent quatre litres, encore plus quand je passe la nuit loin d’une source.
Heureusement, le chemin est relativement facile. Mais en fait, aucune journée sur le PCT n’est facile. Quand les conditions le permettent, j’ai toujours la tentation de faire plus de kilomètres. On met l’énergie là ou on le peut. Les thru-hikers, emportés dans leur élan, ont toujours tendance à vouloir se rajouter des kilomètres. Souvent bêtement.
L’autre réflexe bête, est de s’arrêter déjeuner alors que cela n’est pas nécessaire, car j’ai suffisamment de vivres. Après quelques hésitations, je rejoins le fameux restaurant de paradise valley. Fameux, parce que proche du Trail (deux kilomètres), il est bien connu des hikers. Egalement et surtout pour les portions pantagruéliques qu’il sert. Mais pas forcément pour la subtilité de sa carte. J’en profite pour faire un plein d’eau et de burritos. Faire le plein est la bonne expression, les assiettes sont énormes. Je serais contraint de desserrer la ceinture de mon sac pour soulager la punition de ce repas retors. Je paye ce forfait au prix fort, et me traîne toute l’après-midi sous un soleil de plomb.
La solitude des 3 jours de cette section réactivent en moi les angoisses, les regrets, certaines aigreurs. En fait, on est forcé de se confronter à ce type de sentiments sur le chemin, cela fait partie du jeu. Le sentier force au retrait, à l’introspection, pour le meilleur et pour le pire. Retiré des sollicitations de la vie normale, je suis confronté à tout un tas de fantômes que je ne peux fuir par l’action, le divertissement, les rencontres, ou le sommeil. Il faut alors accepter toutes les émotions négatives et s’efforcer de décrypter pourquoi elles sont là, ce qu’elles m’indiquent, séparer le subjectif de l’objectif. Elles surgissent particulièrement en fin d’après-midi. Elles sont simplement le pendant nécessaire des moments merveilleux. Elles sont incontournables, car elles font par contraste apprécier le positif.
Une autre leçon du chemin, est d’associer la vision à long terme à la patience de tous les jours. À force de vivre dans le présent, avec constance et abnégation, on finit par faire des choses dont on se pensait à peine capable. Se dire que l’on va marcher aussi longtemps, endurer autant de souffrances, est inconcevable à priori. Il faut regarder jour après jour, et apprécier chaque petit progrès, chaque petite étape. A la fin, on se rend compte qu’on a marché 4200km en montagne, et cela paraît normal.
Le chemin est une fois de plus varié. Il évolue dans des versants assaillis de végétation basse et dense, alterne avec des zones plus désertiques, du sable, des amas de roches. Aucune trace de civilisation sur des kilomètres, juste ce bandeau de terre qui s’étire indéfiniment au dessus des vallées.
Une araignée de belle taille, une mygale noire, traverse le chemin. Elle me rappelle de bien fermer la moustiquaire de ma tente ce soir, par acquis de conscience. Malgré sa taille, elle n’a pas l’air bien méchante. Elle est meme fascinante à observer. En France, on les regarde le plus souvent à travers la glace d’un vivarium, ce qui n’est pas tout à fait la même expérience. Comme tous les animaux croisés sur le chemin, elle ne demande qu’à vivre sa vie tranquillement, tant qu’on ne l’ennuie pas. Les serpents à sonnettes aussi. En ce mois d’octobre, il semble que les températures plus basses les ont convaincues à hiberner dans leurs terriers. Ça me va.
Les trois chasseurs de daims que je croise avant d’arriver à Warner Springs annoncent la civilisation. Ces énergumènes ne s’aventurent jamais très loin des parkings. Ils suent comme des boeufs dans la montée, avec leur sac énorme. Mais ils sont étonnamment sympatiques. J’arrive à Warner Springs, ma dernière étape avant la frontière mexicaine. Il me reste cinq jours à parcourir, quatre si je vais vite. Comme je tiens un bon rythme, et reste concentré, cela sera surement quatre !
Le centre communautaire de Warner springs accueille généreusement les marcheurs. La municipalité leur permettent de camper, se laver, et recharger les batteries dans tous les sens du terme. Cet endroit est la première vraie étape sur le PCT quand on remonte de la frontière mexicaine vers le nord. En avril, ils voient débarquer des centaines de marcheurs souvent inexpérimentés. Le temps et le chemin n’a pas encore fait le tri. Warner springs est le témoin privilégié des ampoules, des blessures, des départs à l’hôpital, des retours à la maison, et des allégements drastiques de sac à dos. En saison NOBO, un petit malin installe même son camion ici, et vend du matériel à la harde de marcheurs mal préparés. Parmi les aspirants thru-hikers qui passent ici au printemps, près de 20% atteindront le Canada. Encore moins le feront sans « oublier » le moindre kilomètre du chemin.
Pour moi, c’est un havre de gentillesse avant de repartir le sac lourd et le cœur léger, tous pleins faits. C’est ma dernière étape de ravitaillement avant le Mexique. La responsable du centre, Patrice (c’est bien une femme malgré son prénom), m’emmène gentiment récupérer ma boîte de ravitaillement à la poste, m’épargnant une petite heure de marche. Je me la suis envoyée à moi même depuis Big Bear lake. Pat m’offre en plus le petit déjeuner et le café, de quoi me mettre dans de bonnes dispositions avant d’effacer les derniers 180 kilomètres qui me séparent du Mexique. Comme moi, elle tient un blog, et lit beaucoup. Elle fait vivre généreusement la petite communauté de Warner Springs. Après un boulot harassant dans le marketing des voyages, elle a choisi de vivre plus calmement au coeur de ce havre de paix.