La sortie du désert
Quand j’approche la petite ville d’Arad, j’ai des sentiments mitigés. Je suis heureux d’en terminer avec le désert, les températures, les ravitaillements compliqués, une certaine monotonie du paysage. Mais j’appréhende un peu de retrouver la ville, et suis préoccupé par la douleur à la cheville qui s’intensifie.
Une famille de trail angels ouvre sa maison aux randonneurs, et j’ai l’opportunité d’y passer un peu de temps. A l’entrée de la ville, Medard le letton m’aperçoit et me fait signe de loin. Il me guide vers la maison qui est pleine d’une horde de 70 randonneurs venus passer le Shabbat. Le chaos est indescriptible, des tables occupent tout l’espace du rez de chaussée. J’y retrouve beaucoup de shvilistes déjà croisés précédemment. Beaucoup ne suivent pas exactement le fil du chemin, en marchant des sections selon les fêtes, la température et leurs envies. Je suis assez fatigué de ma dernière nuit où je n’ai pas vraiment récupéré, et j’ai besoin de me reposer. Je n’y parviens pas vraiment. Il y a trop d’agitation ici, trop de monde, et pas la possibilité de s’installer confortablement, à l’écart du tumulte. Pendant le déjeuner collectif, des psaumes et des prières alternent avec les mets et les cantiques enjoués. Certains marcheurs sont plus religieux que d’autres, et prennent la parole, dont je ne comprends pas un traître mot. Ma voisine de gauche tente de m’expliquer ce qui se passe, mais mon capital patience et réceptivité est déjà bien atteint. J’essaie de me relaxer l’après-midi, sans trop y parvenir. Je n’aime pas cet endroit trop collectif, trop bruyant, trop sale, trop fréquenté. La maison, en cours de construction, n’est pas complètement terminée. Le couple qui y habite fait preuve d’une générosité exceptionnelle, en l’ouvrant à tous. Leurs 6 enfants vivent au milieu de ce capharnaüm, je ne sais comment. Je les plains un peu de voir leur univers envahi par une horde de marcheurs sales. Une de leurs filles dort au milieu du salon, sur le canapé. L’autre s’amuse avec ses amies, l’air de rien.
Après un pauvre dîner où je termine ce que j’ai dans mon sac (c’est à dire pas grand chose), je me trouve une place au sous sol, à la cave qui sert de dortoir pour m’allonger. Je m’étends sur l’un des nombreux matelas, dont la couleur n’incite pas à la confiance, que j’aurais préalablement protégé de ma bâche de sol. Dehors, les jeunes organisent un barbecue et font la fête jusqu’à 3h du matin. Je mets mes bouchons d’oreille qui font des miracles, si bien que je me réveille le lendemain matin en ayant rien entendu des fêtards venus finalement se coucher à côté de moi, mais pas reposé pour autant.
Après un bref café, je fuis de la maison pour aller en centre ville en bus. Je me réfugie dans un petit restaurant pour le remettre de mes émotions. Je n’ai jamais aimé ces environnements trop collectifs, qui me rappellent avec douleur le scoutisme. Et je me rends compte aujourd’hui, que je ne les supporte plus, que je n’ai plus envie de faire d’effort pour cela.
Je suis donc contraint de trouver un autre endroit pour soigner ma tendinite. Gal m’a heureusement connecté à l’une de ses connaissances, Gev, qui habite à Har Amasa et est d’accord pour m’héberger. Je décide de m’y rendre directement en bus depuis Arad, ce qui est une formalité (20 minutes de trajet). Je marcherais cette section plus tard : il est temps de me reposer vraiment.
Gev m’apostrophe en français alors que je cherche sa maison dans son petit village. Il a quelques restes de ses quelques courtes années de jeunesse vécues à Bruxelles. C’est une sympathique petite communauté de maisons simples mais cossues, environnées de champs verdoyants, de vergers, de petits conifères, sillonnés par quelques chiens et chats sympathiques, de poules, de oies et autres créatures pittoresques.
Il me propose de m’installer dans la petite chambre d’amis bunkerisée. Comme chez Gal, une pièce à l’épreuve des obus et attaques bactériologiques est obligatoire dans les constructions récentes en Israël. C’est un peu symbolique pour moi, qui vais pouvoir profiter d’un havre de paix pour récupérer de mes péripéties récentes. Gev et sa compagne Julie (Yuli ?) sont extrêmement généreux de me faire confiance en me laissant leur maison, alors que pendant la journée, ils travaillent tous les deux. Gev construit de ses mains une nouvelle maison non loin d’ici. Ce niveau de confort inespéré me permet de reprendre rapidement des forces, de m’octroyer une vraie pause bienvenue d’une journée compète. Ils m’offrent le repas du soir, nous buvons un verre de vin sur la petite tonnelle devant la maison, puis nous allons à la salle des fêtes pour commémorer les victimes militaires des conflits dans lesquels Israël fut impliqué. C’est le national Memorial Day. De nombreux enfants animent la cérémonie en lisant des textes ou chantant. J’y fais la connaissance de Paul, un ancien parisien, qui habite ici depuis 20 ans avec ses enfants et ses petits enfants. Il est guide touristique, principalement à Jérusalem. Il y a deux familles autrefois françaises dans cette petite communauté jeune et familiale. Il est amusant de noter qu’ils n’ont pas abandonné la langue française, qu’ils utilisent toujours pour communiquer entre eux, ce qui m’interpelle dans ce petit village où je n’imaginais que l’on ne parle qu’hébreu. Comme les immigrés russes récents, ils ont gardé leur idiome d’origine. Nous parlons évidement de politique et de la complexité sociale de ce pays étrange, improbable qu’est Israël.
Je sens que mon talon va déjà mieux. L’étape entre Arad et Her Amasa est facile, plate, pas trop longue (25 kilomètres). je décide de me tester en douceur. La température est idéale. Le bus du matin me ramène à Arad, et j’entame donc cette marche dans une belle fraîcheur, malgré quelques appréhensions.
Je ne m’attarde pas en ville et rejoins rapidement les faubourgs, puis la campagne environnante où quelques bédouins font paître quelques troupeaux de chèvres maigrichonnes.
Je traverse des vergers, des champs, des parcs. Marcher au milieu de la verdure est vraiment réconfortant, si l’on met de côté les jeunes chiens de berger inexpérimentés qui accourent pour m’aboyer dessus. Ils restent à distance respectable, heureusement pour moi (et pour eux – mes bâtons de marche peuvent servir à autre chose). La maîtresse de maison d’Arad, aveuglée de sa haine envers les arabes, m’avait déconseillé de marcher cette section seul, à travers une zone qui comporte plusieurs villages de bédouins soit disant dangereux. Comme d’habitude, je constate que ces peurs sont souvent fantasmées. A aucun moment, je ne me sens en insécurité, et la promenade se déroule dans une parfaite harmonie avec les quelques individus que je croise.
Je fais ma pause déjeuner et visite Tel Arad, une ancienne citadelle bien plus petite que celle de Masada, mais plus ancienne aussi. Certains vestiges remontent à -4000 avant JC. Nous sommes sur la route de la mer morte, de Masada.
Ma tendinite se manifeste alors que j’approche d’Amasa. Je l’oublie rapidement, accueilli à nouveau chez Gev et sa compagne par une douche chaude, puis une superbe bière fraîche sur la petite terrasse à l’abri du vent et des derniers rayons du soleil. Ce soir, le village fête l’indépendance, et les voisins se retrouvent pour un barbecue convivial. Gev cuisine une pièce de bœuf exceptionnelle, des falafels, tandis que les voisins servent pizzas, galettes de pain au fromage et vins de choix.
Boaz est l’un de ces voisins, qui est guide spéléologue passionné et doctorant en géologie. Il a une personnalité particulièrement attachante. Il est prompt à partager son enthousiasme, son histoire, ses anecdotes avec une fraîcheur et une humilité qui m’inspirent. On sent qu’il mène une vie alignée sur ses valeurs et ses passions. Les autres voisins, leurs familles, dont les noms m’échappent malheureusement après quelques verres de vin, font preuve d’un accueil touchant. Cette générosité tend à se répéter au cours de ce shvil qui prend des tournures de chemin des anges.
En une vingtaine de jours, je rencontre plus de personnes intéressantes qu’en un an à paris. Ou alors est-ce moi qui suis plus réceptif, plus curieux, plus ouvert aux autres, aux échanges, plus simple ? Je constate que le relatif dénuement de ma situation me conduit à faire de belles rencontres. Rien de très original à tout ça. Tous les voyageurs acceptant un certain lâcher prise, s’ouvrant à l’altérité, à l’inconnu, connaissent et recherchent cette authenticité.
Gal, mon ami qui m’avait accueilli à Tel Aviv, me fait l’honneur de me rejoindre pour la journée du lendemain, avec un de ses amis d’enfance, Uri. C’est la fête nationale de l’indépendance, qui est donc fériée. Ils le rejoignent chez Gev : pour une fois, je ne pars pas en solitaire.
Uri, comme Boaz (ils se connaissent), est géologue et intervient comme ingénieur conseil en amont de gros projets d’aménagement. Il était aussi, un temps, guide. Il connaît bien la région. Les bois de petits sapins dans lesquels nous cheminons ont été plantés il y a une vingtaine d’années, pour reforester la région et recréer des écosystèmes, limiter le changement climatique, et occuper géopolitiquement cette terre à quelques centaines de mètres des territoires palestiniens. Les résineux, qui poussent espacés dans des collines verdoyantes de graminées sauvages, procurent une ombre bienvenue et un côté bucolique à notre ballade. Le désert semble déjà très loin. En fait, derrière la barrière qui fait la frontière avec la Palestine, rien n’a été planté : c’est un désert couvert de petites pousses sèches, parvenant à peine à nourrir les troupeaux. Le contraste est frappant.
Nous bavardons dans l’insouciance avec Gal et Uri, partageons un déjeuner qui me parait pantagruélique. Mais la journée est déjà bien avancée et il est temps pour eux de repartir à la maison. De mon côté, j’achève l’étape tranquillement vers Meitar, dans une après-midi superbe à travers les collines apaisées par une brise soutenue. Je longe le mur qui marque la ligne de démarcation entre Israël et territoires palestiniens. Il me rappelle la frontière entre le Mexique et les États Unis, courant arbitrairement dans le paysage, au gré des collines. Un symbole de tensions qui ne sont pas résolues, et pas près de l’être.
Je plante ma tente en fin d’après-midi, au milieu d’une petite forêt parsemée de quelques tables de pic-nic et d’une fontaine d’eau potable. Quelques jeunes, à une centaine de mètres, partagent un bon moment autour d’un feu, la musique à fond. Ils rentrent chez eux vers 22h, et le silence s’installe enfin, marqué par les bruits habituels des animaux de la forêt. Quelques hurlements de coyotes, de renards (ou de loups ?) non loin de ma tente interrompent ce silence. Je dois me réhabituer à dormir en présence du sauvage. Peu après, j’entends gratter fortement non loin de ma tente, et je surprends deux yeux curieux dans le faisceau de ma lampe, qui s’éloignent en marquant quelques arrêts d’étonnement. L’oreille aux aguets, en tension relative, je sombre finalement dans un sommeil assez peu réparateur, assez tard dans la nuit. On s’imagine toutes sortes de choses quand on dort seul dans une forêt. Principalement, la visite inopportune de quadrupède gourmand venus flairer quelque victuaille alléchante dans ma tente. Il me faut plusieurs nuits revenir à une certaine sérénité : le vrai risque quand on dort en solo, c’est les mauvaises rencontres humaines, et son mental. Je repars tranquillement sereinement le lendemain : aucun chapardeur inopportun ne s’est présenté.
L’étape est de nouveau courte, facile, parfaite pour espérer remédier par un exercice modéré aux inflammations. Je chemine avec beaucoup de plaisir, sans forcer, dans les prairies et les petites forêts verdoyantes, qui me rappellent le sud de la France. Le ravitaillement en eau et nourriture n’est plus un problème, ce qui allège mon sac à dos et mes tracas logistiques. Néanmoins, la cheville se manifeste en fin de journée, le faisant légèrement boîter.
J’arrive assez tôt au kibboutz de Dvira, petit village paisible entouré d’exploitations agricoles. J’y fais un ravitaillement princier dans la petite épicerie et me bâfre de crudités. Je suis enfin rentré dans le rythme du chemin, je réponds à ce que mon corps me demande, et au rythme qu’il m’impose. Ce n’est plus l’esprit qui commande, mais une véritable synergie entre les deux. Il faut bien un mois de marche pour parvenir à cet état d’équilibre. Un petit studio est à la disposition des marcheurs, et deux autres shvilistes me rejoignent pour une nuit sans histoire, confortable et fraîche. Le chemin se poursuit à travers les champs de blé magnifiques qui bruissent doucement au gré du vent.
Parfois, quelques bédouins gardent des troupeaux près de leurs campement. Si l’on occulte les picks ups garés non loin, on pourrait croire qu’ils n’ont pas changé de style de vie depuis des siècles. Leur tentes de toile circulaires sont traditionnelles. Je me méfie de leurs chiens qui peuvent être assez agressifs (comme tous les patous) mais qui restent heureusement à distance. J’aperçois les traces de leurs anciens campements et bivouacs. Ils laissent derrière eux le pire des sociétés modernes : des déchets de textile, de plastique, de nourriture jonchent le sol. Les Israëliens ne sont malheureusement pas éduqués au respect de la nature, en général. Parmi eux, les bédouins prennent largement le bonnet d’âne. C’est vraiment une constance tout au long de ce trek magnifique, où les gens prennent la nature pour une poubelle, et les chemins pour des toilettes publiques. Espérons que cela change dans les années qui viennent. Il y a une véritable campagne de sensibilisation à mener, et un boulot énorme pour tout ramasser, mais ce n’est pas encore trop tard.
Le shvil emprunte des pistes de terre à perte de vue. Parfois, il faut bondir sur le bord de la route pour laisser passer de jeunes pilotes de buggy intrépides, ivres de vitesse et de décibels, engoncés dans leurs cagoules et leurs masques de ski. Ils ralentissent à peine en me dépassant sur la piste étroite, et me couvrent d’un voile de poussière. D’autres, en T-shirt sur leurs quads et motocross, sans casque ni protection, se prennent pour des pilotes de rallye. Il faut que jeunesse se passe… à moins qu’elle ne s’interrompe brutalement dans un talus !
A un père sympathique et cultivé qui accompagne sa fille sur le Shvil une journée, Erez, je demande prudemment pourquoi les Israéliens ont cette tendance à être directs, généreux, sans détours, sans gêne, parfois rudes, bruyants, curieux, voyageurs, souvent pressés. A l’image de ces pilotes du dimanche déchaînés. Il m’explique que les jeunes sont élevés dans le moment présent, pressés de vivre et de profiter un maximum, alors qu’ils sont confrontés à un contexte géopolitique anxiogène, et qu’ils ont pour la plupart vécu le danger ou la mort de près lors de leur service militaire. Ils savent que la vie est courte. L’explication me paraît limpide. Mais il y a autre chose : les enfants ici semblent rois, valorisés, encouragés, par les parents ou les structures éducatives. Sans doute représentent-ils l’avenir du pays, un don divin, et constituent en cela la valeur la plus importante à protéger ?
Quelques nuages apparaissent, sans remettre en cause une météo extrêmement clémente et stable pour la randonnée. Mais les précédentes intempéries ont inondées un passage sous une autoroute. Je me refuse à traverser par la chaussée, comme je vois un jeune berger bédouin le faire sous mes yeux en courant. Trop dangereux. Je passe donc dans la mare : j’ai de l’eau jusqu’à la taille et les chaussures dans la vase, mais je passe !
Après Dvira, je rejoins le kibboutz d’Akhuzam, qui laisse une petite maison à disposition des marcheurs de passage. J’y retrouve le groupe que je croise désormais régulièrement. Ils m’invitent à partager le repas collectif qu’ils ont préparé pour le Shabbat. Tous ne sont pas très religieux, mais observent respectueusement un rite simplifié. Les prières sont brèves, mais présentes. A côté, la synagogue attire les fidèles pour la cérémonie.
Les kilomètres et les journées défilent sur ce chemin facile. A Beit Guvrin, Ayelet, une trail angel (bénévole accueillant des marcheurs) m’héberge de façon extrêmement généreuse. Elle me laisse la chambre de sa fille, le contenu de son frigidaire, et même sa maison, le temps d’une visite chez ses parents. La météo étant pluvieuse, elle me propose même de venir me chercher sur le chemin, si les conditions devaient être trop difficiles. La journée fut assez fraîche, et quelques averses ne suffirent pas à la rendre désagréable. Aux abords de la localité de Lakhish, le chemin sinue à travers des hectares de vignes, protégées des oiseaux par des bâches ou de filets. Une de ces protections me permet de m’abriter d’une petite averse, puis el chemin reprend sur les pistes grasses.
Beit Guvrin fut une ville importante de la région, sur la route de Jerusalem. La nouvelle ville s’est implantée à quelques pas de l’ancienne.
La voie express passe au ras des vestiges d’un superbe amphithéâtre romain (le mieux conservé d’Israël) ansi que d’un ancien monastère croisé qui prit place sur une ancienne mosquée et une place forte. Les strates des civilisations s’entremêlent, au gré des destructions et des constructions : l’histoire de l’humanité concentrée dans un même lieu.
Beit Guvrin était une étape importante sur les anciennes routes menant à Jérusalem. Je m’en rapproche lentement mais sûrement. La géographie change : les collines se prononcent, et la végétation gagne en densité, pour mon plus grand plaisir.
J’essaie de ne pas me plaindre de ma tendinite, de l’oublier en la sollicitant au minimum. Je connais trop de récits d’aventuriers qui ont narré des douleurs cent fois pires pour me plaindre. A vrai dire, la douleur semble s’estomper depuis peu, à mon grand étonnement. Est-ce le repos, la programmation mentale, le faible kilométrage, la pommade anti-inflammatoire, l’hydratation, le nouveau régime alimentaire à base de légumes frais, la marche elle-même, le profil facile des étapes ? Je n’en sais rien. Ce que je sais est que cette tendinite est en train de repartir de la même façon qu’elle est arrivée. Si j’écoute les médecins, je devais m’arrêter une à deux semaines. Le corps a ses raisons que la raison ignore. De quoi aborder sereinement la partie nord du parcours, alors que je viens de dépasser tant bien que mal les 600 kilomètres de trek.