INT,  récit

Derniers pas vers le Liban

En rejoignant le Jourdain, j’aborde la dernière étape de mon périple sur le Shvil : il me reste 120 kilomètres jusqu’au terminus. Je longerai le lac de Tibériade, grimperai le Mont Meron le long de ses profonds canyons, puis rejoindrai la frontière du Liban jusqu’au village de Dan, le terme du parcours.

Le Shvil aborde le lac de Tibériade par le sud, le long de la mythique rivière du Jourdain, près du village de Kinneret. Mythique n’est pour une fois pas un terme usurpé, tant la rivière est présente et sacrée dans les anciens et nouveaux testaments, et en particulier parce qu’elle a accueilli le baptême du Christ par Jean le Baptiste. Géopolitiquement, c’est aussi un fleuve important, qui suit la faille sismique séparant l’Israël de la Jordanie. Il prend sa source au Liban, alimente le lac de Tibériade, puis se prolonge vers la mer Morte. L’agriculture prélevant sa dime au passage, son débit est aujourd’hui trop faible pour alimenter et adoucir les eaux de cette mer où rien ne survit.

Ici, le sentier suit les rives d’une rivière débonnaire, à l’ombre d’eucalyptus grandioses, de joncs et de palmiers.

La chaleur est déjà élevée, ce matin, sous le soleil implacable de cette fin de mois de mai. Je retrouve quelques shvilistes qui ont posé leurs sacs à l’ombre, et qui déjà plongent dans cette eau d’un magnifique vert teinté de bleu, légèrement troublé par les limons. De gros poissons remontent mollement le courant, et me rassurent sur la qualité de l’eau. La température est parfaite et la baignade particulièrement agréable. D’autres jeunes randonneurs font leur apparition. Il semble que ce bras de rivière accueille tous les marcheurs de la région, piégés par la tentation du farniente.

Un jeune homme en kayak s’occupe de ramasser les déchets qu’il trouve le long de son périple : c’est assez rare pour être souligné. Un groupe d’enfants lui succède. Ils ont loué des kayaks au club non loin et font une turbulente entrée en scène. Ils élisent bien sûr domicile à notre exact emplacement, qui propose une attraction irrésistible : une corde accrochée à un arbre, qui permet de se jeter dans la rivière façon Tarzan. C’est le signal pour moi de repartir. Je n’ai aucune envie de subir cette agitation, et encore moins de passer la journée échoué comme un phoque.

Je décide de profiter de cette journée de canicule pour visiter les sites bibliques du lac de Tibériade en bus. Il y a quelques semaines, j’aurais sans doute décidé de forcer ma progression sur le Shvil, à pied, visitant ce qui se présente près du chemin. Mais les facéties du climat expérimentées depuis un mois m’ont appris à progresser plus intelligemment : en harmonie avec le contexte éprouvé. En longue distance, c’est une disposition d’esprit salvatrice, pour le corps et l’esprit. Sur le PCT, je ne l’avais intégrée vraiment qu’au bout de 4 mois de marche, dans le Washington, alors que la neige, la pluie et le gel me rendaient la vie dure. Accepter et s’adapter pour profiter du chemin en toute circonstance et ne pas se mettre en danger inutilement. Certes, il y a des moments où j’ai envie de bourriner, de m’oublier dans les kilomètres, les dénivelés, malgré la douleur, la chaleur. Mais la longue distance est aussi une école de sagesse. Il faut apprendre à osciller entre violence et relâchement.

Je rejoins les pèlerins chrétiens sur le site de Yardenit, au bord du Jourdain, près du lac. Sur les pas de Jésus, ils viennent se recueillir ou se plonger dans ces eaux à la symbolique exceptionnelle. Des baptêmes sont toujours organisés sur ces rives qui ont été aménagées pour faciliter l’accès aux fidèles en toute sécurité. Le lieu, certes aménagé, est divin : l’eau, d’un vert irrésistible, est à l’ombre des fleurs, des eucalyptus et des palmiers.

J’abandonne à regrets la quiétude du lieu et repars en bus pour le Kibboutz de Ginosar. Il s’y trouve un petit musée et les restes exhumés de la vase d’un bateau de pêche ayant 2000 ans, particulièrement bien conservés et restaurés. La route suit la rive du lac, sur laquelle de nombreuses plages, campings et hôtels sont installés. Je dépasse le site de Magdala, le village de Marie Madeleine. On peut y visiter une église magnifique et un site de fouilles archéologiques exceptionnel exhumé à l’occasion d’un projet d’hôtel. Ce sont en partie les restes d’un ancien marché couvert. Les arrêts du bus ne sont pas dans les villages, et je suis contraint de marcher sous le cagnard pour effectuer mes visites. Ce n’est pas particulièrement agréable, ni efficace. Mais je refuse la facilité d’un taxi ou d’un bus climatisé. Le musée de Ginosar est d’un intérêt relativement limité pour le non-initié que je suis. Ma curiosité dans les musées est très fluctuante.

Je repars pour rejoindre le Mont des Béatitudes, où une église consacrée en 1938, ainsi qu’un couvent y sont installés. L’endroit est idéalement situé, en retrait de la route, au-dessus du lac. Le Christ y aurait prononcé son « sermon sur la montagne », et 12 béatitudes selon ses évangélistes Matthieu et Luc.

1. Voyant les foules, il gravit la montagne, et quand il fut assis, ses disciples s’approchèrent de lui.
2. Et prenant la parole, il les enseignait en disant :
3. Heureux les pauvres en esprit, car le Royaume des Cieux est à eux.
4. Heureux les affligés, car ils seront consolés.
5. Heureux les doux, car ils posséderont la terre.
6. Heureux les affamés et assoiffés de la justice, car ils seront rassasiés.
7. Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde.
8. Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu.
9. Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu.
10. Heureux les persécutés pour la justice, car le Royaume des Cieux est à eux.
11. Heureux êtes-vous quand on vous insultera, qu’on vous persécutera, et qu’on dira faussement contre vous toute sorte d’infamie à cause de moi.
12. Soyez dans la joie et l’allégresse, car votre récompense sera grande dans les cieux : c’est bien ainsi qu’on a persécuté les prophètes, vos devanciers.

source : https://fr.wikipedia.org/wiki/B%C3%A9atitudes

En relisant ces lignes qui constituent le message principal du Christ, il est intéressant d’en saisir la force ainsi que la difficulté de les mettre en application, en particulier pour les institutions de l’Eglise.

Pour compléter ces visites Bibliques, je descends le mont vers les rives du lac à Tabgha, où une petite église à l’architecture très épurée et aux magnifiques mosaïques datant de l’époque Byzantine, ainsi qu’un charmant cloître commémorent le lieu présumé du miracle de la multiplication des pains.

Le cloître de Tabgha
Tabgha

Le soir venu, je me retranche dans un camping public attenant, et en profite pour me rafraîchir dans l’eau du lac, en attendant la nuit. Je plante ma tente pour une nuit partagée avec les nombreux chats errants, qui viennent régulièrement inspecter mes installations en quête de nourriture.

Le lendemain, je reviens en bus à mon point de sortie du chemin, près Jourdain. Le petit chemin se fraye un passage dans un parc étonnamment calme, un riche marais aux pièces d’eau peuplées de tortues et d’échassiers.

Le shvil traverse le village de Kinneret, puis prend de la hauteur vers les faubourgs élevés de la ville de Tibérias, où je ravitaille. Je m’éloigne, et retrouve le calme de la campagne, le long de la piste forestière en balcon sur le lac. La température est élevée, mais supportable.

Tiberias (ou Tibériade en Français)
Sud du Lac de Tibériade
Tiberias
Tiberias, vue sur le lac depuis les habitations

Le chemin continue de monter régulièrement vers un joli sommet rocheux, le Mont Arbel, dernier relief important le long de la rive ouest du lac. Un magnifique panorama m’attend au sommet vers le nord-est : le lac, la Jordanie, le plateau du Golan, le Mont Hermon dans les brumes. L’ascension du mont par le sud s’interrompt subitement par une falaise, à travers laquelle le « chemin » descend. Le Nahal Arbel, au pied de la falaise, a en effet creusé un vaste canyon. Quelques passages sont assez précaires, je suis surpris de me voir confronté à ces difficultés après des jours de marche facile. Elles me rapellent le mont Karbolet. La falaise orientée au nord est constellée de cavités. On a relevé des traces de leur occupation par l’homme datant du second temple juif, c’est-à-dire environ en 400 avant J.C. Sans doute étaient-elles habitées bien avant, au vu de leur positionnement stratégique. Leur particularité est d’avoir été fortifiées, pendant la guerre judéo-romaine, en 66 après J.C. Des murs de défense ont ainsi été érigés pour protéger certaines cavités. Le système de fortifications est aujourd’hui partiellement dégradé et restauré, mais reste très impressionnant et insolite. Aujourd’hui, seules quelques brebis occupent les lieux.

Brebis sous le Mont Arbel
Grottes et fortifications dans le Mont Arbel
Au pied de la falaise
Grottes et fortifications dans le Mont Arbel
Le Mont Arbel et ses multiples grottes
La face nord du Mont Arbel

Parfois, il est bon de ne pas consulter les topoguides en avance, et de découvrir les sites avec des yeux neufs, en se laissant étonner par le chemin. Ce fut le cas ici pour moi, qui commence à ressentir une certaine saturation d’événements historiques, de lieux et de sites archéologiques. La marche simple, spontanée, naïve, est toujours bonne en tant que telle. Heureux les imbéciles, qui n’ont pas croqué la pomme de la connaissance. C’est ainsi que je redescends la falaise et rejoins la vallée, colonisée par des champs, des routes, et quelques villages.

Le village de Hamam

Le lendemain, je repartirai à l’attaque du Mont Méron, plus au nord, sans trop étudier le parcours. Dans ces régions peu reculées et de marche facile, aux points d’eau relativement fréquents, nul besoin de sur-préparer ses étapes. Et avec un mois et demi de marche dans les jambes, je commence à avoir une résistance psychologique et physique qui réduit significativement ma consommation d’eau. Comme un militaire, je deviens rustique. Mais ce soir, l’endroit que je découvre, proche des habitations, des cultures, sans charme, au milieu des chats errants, des insectes et dans une chaleur moite, ne me donne pas envie d’y bivouaquer. J’opte pour un retour en ville en bus, à Tiberias, où je pourrai profiter d’une nuit dans un vrai lit, au frais, dans une auberge de jeunesse. Je visiterai la ville, ravitaillerai et rechargerai mes batteries.

La face nord du Mont Arbel

Après cette petite pause urbaine bienvenue, me voici de nouveau sur le chemin pour m’extirper définitivement du vortex du lac. Je traverse les vergers de la plaine qui bordent la rive ouest du lac, avec l’esprit un peu embrumé. Puis l’itinéraire oblique à l’ouest pour s’engager dans un canyon à sec, le long de la rivière (« Nahal ») Ammud. Je l’ignore encore, mais cette journée va être l’une des plus plaisantes de ce Shvil. Les falaises ocres qui ceinturent le chemin sont majestueuses, la végétation abonde au milieu du canyon. Le relief me donne enfin un peu de dénivelé à affronter. Mon rythme cardiaque grimpe, je sors d’une espèce de léthargie qui me tenait, à force de marcher tranquillement sur des chemins débonnaires. Le chemin passe sous une autoroute, puis se fait tortueux pour éviter les multiples obstacles du lit de la rivière.

Les kilomètres s’égrainent et le canyon se fait plus serré, plus vert, plus encaissé. Il me rappelle ses cousins du sud, dans le Neguev. L’eau apparaît, limpide, d’abord en bassines, puis en ruisseau. Un système de canaux fut aménagé sur les rives, ainsi que plusieurs moulins, fortins, ponts, tous en ruines.

Nahal Ammud
Nahal Ammud
Nahal Ammud, grottes
Nahal Ammud
Nahal Ammud

Les fourrés se densifient, jusqu’à ne plus y voir à 2m. Soudain j’entends une pierre qui roule et une grosse branche qui se casse. Je m’interromps, et après quelques secondes de silence, un grognement agressif de forte désapprobation émerge de derrière les buissons. Je fais un bond et, autant de crainte que de surprise, je bats rapidement en retraite, en me demandant quelle bestiole peut donc émettre un son pareil. Je pense d’abord à un canidé (un loup ou un chacal) : le grognement m’a rappelé le bruit que font les chiens pour menacer d’une attaque. Mais rien ne me suit, et après quelques minutes, ma marche déclenche d’autres mouvements dans les taillis. Il s’agit d’une harde de sangliers, dont certains traversent le chemin précipitamment. J’ai séparé le groupe en deux, et sans doute éloigné des marcassins de leur parents. Prudemment, je fais machine arrière et leur laisse l’opportunité de se regrouper, ce qu’ils ne tardent pas à faire. Les sangliers ont toujours été chassés par l’hommes, et ont pour habitude de fuir à son contact. Mais ici, le territoire est restreint par le relief autour des points d’eau. Et un sanglier, s’il se sent acculé, peut très bien foncer droit devant lui sur l’intrus que je représente. Je redouble de précautions, et prends désormais l’habitude de frapper mes bâtons l’un contre l’autre, régulièrement, pour m’annoncer. C’est une technique que j’utilisais sur le PCT, pour prévenir les ours ou les serpents à sonnette. Quand on arrive chez quelqu’un, la moindre des choses est de frapper à la porte. Ici, c’est efficace, et cela a pour conséquence de provoquer certains remous dans les buissons, loin devant. Et à choisir, je préfère les sangliers que les ours.

Ruines de Bergerie dans le Nahal Ammud
Nahal Ammud, aqueduc
Ruines, Nahal Ammud

J’atteins vers 17h la localité de Méron, au pied du mont éponyme. J’ai le choix de bivouaquer ici, ou de poursuivre l’ascension pour environ 500 m de dénivelé positif et environ 12 kilomètres.

Après ma nuit de bourgeois à Tibérias, je me sens plutôt en forme. Après une petite pause, je repars avec entrain. De -200 m ce matin, je flirte désormais avec les 1000 m d’altitude au-dessus de la mer, ce qui a pour effet de considérablement rafraîchir l’air ambiant. Même si mon rythme est soutenu et que je transpire abondamment, j’éprouve beaucoup de plaisir à évoluer avec célérité sur ces sentiers accidentés.

Jusqu’ici relativement aride, la végétation se change en une agréable forêt de petits arbres, dont des genêts et des chênes procurent une ombre bienvenue. Les vues se dégagent, je contourne la base militaire qui préempte le sommet du dôme, puis redescends dans une agréable forêt de petits chênes clairsemés. J’atteins enfin mon lieu de camp, partagé avec de nombreux Israéliens sortis pour le week-end. Des vents assez puissants soufflent ce soir. Ils sont heureusement contenus par la végétation. J’ai parcouru aujourd’hui 35 km et plus de 1500 m de dénivelé positif : je dormirai bien. Motivé par la fraîcheur du climat, l’imminence du terme du parcours, la météo prévue et ma bonne forme physique, je me fixe pour objectif de finir le parcours en 2 jours. Cela est largement réalisable en me tenant à une moyenne quotidienne de 35 km. Les températures sont annoncées en hausse ensuite, et je tiens à avoir fini avant.

Arbousier qui tranche dans la forêt avec son écorce rouge. Il me rappelle le PCT
Bergeries près du Mont Meron

Je me réveille le lendemain dans une brume dense qui colle au sommet et jette un voile de fraîcheur sur le camp. Je démarre relativement tôt et poursuis ma descente du mont dans un sentier agréable qui traverse de jolies forêts de pins. J’ai même droit à une jolie pluie qui me force, pour la deuxième fois depuis deux mois, à enfiler ma veste de pluie. Je ne la garderai qu’une demi-heure, alors que le soleil est déjà de retour, écrasant. J’ai perdu de l’altitude, et traverse plusieurs fois la jolie rivière que je longe : le Nahal Dishon. Un groupe de campeurs a élu domicile sur ses rives, et organise un « trail magic » pour les shvilistes. Ils ignorent ce terme, répandu outre-atlantique pour qualifier ces actions de bienfaisance (boissons, nourriture offerte) envers les thru-hikers. Mais leur but est le même. Leur espièglerie trompe la relative monotonie de cette journée.

Les trails angels du Nahal Dishon

A mesure que je perds de l’altitude, la fournaise reprend ses droits et les arbres disparaissent. La marche sur la petite piste dans un canyon évasé est facile mais assez monotone. La rivière finit par s’assécher, à cause de l’aridité, et de quelques stations de pompages qui alimentent les villes alentours.

Puis je quitte le vallon, bifurque vers le nord et remonte brièvement un petit col. Un massif qui se prolonge vers le nord démarre ici. Ce relief est partagé avec le Liban, tout proche, à l’ouest.

En bas, la vallée de la Houla, au fond, le Mont Hermon perdu dans les nuages, et à droite, le plateau du Golan.
Le terme du Shvil, au bout de la flèche

La frontière est à deux kilomètres à peine à l’ouest, et je vais m’en rapprocher au fur et à mesure de la journée. Ce soir, après 35 kilomètres de marche, je dormirais près d’un petit fort militaire, Medsoudat Koah, qui n’est qu’à quelques centaines de mètres de celle-ci. Je suis en fait rentré dans la petite enclave qui se fraie un passage entre ses voisins de l’ouest, le Liban, et à l’est, la Syrie. La région fut le théâtre de violents affrontements, nottament durant la guerre des six jours. Le site commémore ces événements. Juste au-dessous du chemin, à droite, la faille tectonique née dans le golfe d’Aqaba se prolonge en une vaste plaine qui permet l’agriculture autour du Jourdain : la vallée de la Houla. Cette faille est finalement le vrai trait d’union géographique de ce chemin. Il lui a fait certes quelques infidélités, mais il la retrouve inlassablement, depuis le départ à Eilat. Au-delà de la plaine, je devine l’immense plateau du Golan qu’occupe Israël, et qui annonce la Syrie.

Tortue
Tout ce qui est beau existe déjà
Hunin Castle

J’ai plutôt bien dormi, et si tout se passe comme prévu, j’arriverais au terminus du chemin cet après-midi. Je me mets en route assez tôt. Des camarades de chemin finissent leur nuit sur leur terrasse avec vue.

Plus loin, le parcours se paye le luxe d’une incursion dans un canyon à sec, au lieu de rester sagement à niveau, sur la colline. J’en suis quitte pour une bonne descente, puis une raide montée, avec des passages plutôt techniques. Mais je ne m’en formalise pas : cela me change des topographies soporifiques que j’ai arpentées ces dernières semaines. De plus, ce canyon a beaucoup de charme, avec ces vieux chênes qui le bordent.

Nahal Kadesh

Cette difficulté passée, le chemin revient sagement à flanc de coteau, et passe au-dessus d’un gros bourg de garnison militaire, Kyriat Shimona.

En balcon, au-dessus de la plaine de la Houla

Après quelques heures, le chemin échoue finalement à Kfar Giladi, un petit kibboutz à taille humaine, au terme d’une courte descente dans les pins. Kfar Giladi est aussi le lieu près duquel 8 soldats sionistes furent tués en 1920 par des assaillants arabes. Un monument permet de commémorer ce drame, et accessoirement de nourrir le patriotisme des citoyens israéliens.

Une des nombreuses malles-bibliothèque disposées sur le trajet du Shvil. Kfar Giladi.
Roaring Lion Monument, site commémoratif de Tel Hai, Kfar Giladi.
Kfar Giladi

Je repère la petite cantine locale du kibboutz et me jette sur de superbes falafels maison, une énorme corbeille de frites, des crudités, des olives, et une grande carafe d’eau fraîche. Je discute avec le patron, un colosse au crâne rasé, la mine un peu taciturne, 70 ans. Son anglais est excellent, puisqu’il y insère volontiers des jurons en guise d’adjectifs emphatiques. Il a côtoyé des voyageurs de tous pays venus aider sa communauté aux champs, pendant les années 1970, avant que la mécanisation remplace l’homme. Il a aussi voyagé partout dans le monde en tant que cuisinier. Il goûte aujourd’hui une vie paisible dans un coin qui ne l’a pas toujours été : enfant, il voyait des missiles atterrir dans son jardin. Jeune homme, il a bien entendu servi dans l’armée pendant les conflits d’Israël, comme des milliers de compatriotes contraints au service militaire de 3 ans. Je n’arrive pas à savoir s’il préfère le présent, relativement tranquille, confortable, ou bien le passé, dont il regrette la liberté et un contexte politique moins corrompu. C’est sans doute un mélange de nostalgie et d’optimisme.

Nous discutons avec plaisir pendant une demi-heure de la situation de son pays. Mais je dois déjà repartir pour ne pas arriver trop tard à Dan, le terme de mon périple. Je le laisse finir d’éplucher ses gousses d’ail à la main dans la salle à manger (tout est fait maison ici), en le remerciant chaleureusement. Je ressors dans la fournaise, à l’assaut des derniers kilomètres.

HaGoshrim

Le patron m’a mis en garde sur cette dernière section. Elle est officiellement fermée, car certaines parties longent une route dangereuse (les voitures roulent vite et mal). Je pense aussi que les habitants de Dan étaient un peu lassés de voir arriver (ou partir) des hordes de jeunes shvilistes sous leurs fenêtres. Je n’en n’ai pas la certitude. Je sais simplement que l’on ne peut pas poser sa tente dans le parc à l’extérieur du village (pourtant rural), et que le réseau de trails angels ne répond plus aux messages des randonneurs.

Aujourd’hui, l’association qui administre le chemin réfléchit à le prolonger jusqu’en haut du Mont Hermon, qui marque la frontière avec le Liban et la Syrie. Je pense que c’est une excellente idée. Mais je pense qu’il y a d’autres priorités avant d’en arriver là :

  • renforcer le balisage du chemin existant. Il faut trop souvent s’aider du GPS ou des cartes pour naviguer sur ce sentier pourtant fréquenté.
  • organiser de sérieux nettoyages du chemin et de ses abords
  • multiplier les panneaux de prévention sur l’étiquette des chemins, en s’inspirant par exemple les sept principes du Leave No Trace américain.

J’aurais pu m’arrêter à Kfar Giladi, le nouveau terminus, mais dans mes croyances, le chemin s’arrête à Dan. Alors je poursuis mon périple de quelques kilomètres pour rester en paix avec ma conscience. Je longe les routes sans déplaisir mais avec précaution, puis remonte le cours de la jolie petite rivière Dan, dont l’eau fraîche et limpide s’écoule du Mont Hermon, tout proche.

Massif de fleurs, vers Dan

Je quitte le lit de la rivière pour rejoindre des pâturages, transformés pour partie en No Man’s Land militaire : une zone tampon avec le Liban, tout proche. La région est actuellement calme, mais ce n’est pas toujours le cas. Il y a quelques années, des groupes armés comme le Hezbollah avait pour habitude d’envoyer régulièrement des roquettes ici, depuis le Liban.

Zone militaire tampon, non loin du Liban. Le chemin tourne à droite.
Vaches sous le Mont Hermon, Dan

J’aperçois enfin le petit piton rocheux que recouvre une forêt luxuriante, qui constitue la petite réserve naturelle de Dan. Malheureusement, elle est clôturée et le chemin la contourne. Comme un symbole, le dernier arpent de nature préservée m’est refusé.

Accès réglementé et décourageant au petit parc naturel le long de la rivière de Dan
Roses trémières, Dan

J’arrive enfin au kibboutz de Dan par une piste sans âme, pas mécontent d’achever ce projet qui m’a mobilisé plus de trois mois (dont les préparatifs). Je croise quelques shvilistes : on se félicite mutuellement. Je le sais, dans ce type d’aventure, l’arrivée est toujours une émotion contrastée. Un aboutissement paisible. Je n’en attends pas grand chose, en dehors de l’opportunité de retenir les souvenirs et les leçons que le voyage m’a procuré. Je préfère cueillir les émois sur le chemin, quand ils surviennent, plutôt que d’attendre la fin pour me rendre compte qu’elles font déjà partie du passé. Je suis heureux d’en finir, tout simplement.

Kibboutz Dan

A vrai dire, il aurait été plus malin de pousser jusqu’au sommet du Mont Hermon sans attendre un balisage officiel du shvil :

  • Il constitue le sommet géographique d’Israël, à la frontière avec le Liban,
  • Les paysages y sont paraît-il très beaux,
  • J’ai maintenant de bonnes jambes, du temps,
  • L’air y est plus frais,

C’est une belle manière de clôturer ce trail. Mais je ne l’ai pas préparé logistiquement. Je n’ai pas les cartes correspondantes, la canicule revient, et surtout, je n’ai plus envie de continuer. Après 1200 km, j’en ai un peu assez de marcher. Ce chemin m’a procuré beaucoup de bonheur, de bonnes surprises, de belles rencontres, de joies. Mais je dois reconnaitre une certaine usure mentale, car il a souvent manqué ici des critères qui me font aimer la randonnée, au-delà de tous ses inconvénients : un certain isolement, le sauvage, des paysages grandioses et inviolés, un certain sentiment de vulnérabilité, de dépassement. J’ai senti la nature un peu bridée ici. Israël est un petit pays, au relief peu marqué, et l’homme a pu s’insinuer presque partout en laissant sa trace. Même les désert du Neguev et de l’Arava, censés être les plus sauvages du parcours, sont quadrillés de pistes, de zones militaires, de mines, de camps aménagés, de lignes à haute tension, de canalisations. La route n’est jamais loin. Les avions et hélicoptères (civils ou militaires) nous passent quotidiennement au-dessus de la tête. Il en résulte une expérience de la marche en nature qui m’a semblé moins forte que dans d’autres treks, comme en Inde, en Nouvelle-Zélande ou aux USA. Le pays est par ailleurs plutôt aride, et laisse que trop rarement une faune et une flore luxuriante s’épanouir vraiment.

Canalisations près de Nahal Dishon
Canalisations près de Nahal Dishon, au milieu des patûres

Je comprends que les Israéliens aiment leur pays et adorent y randonner : il est magnifique, varié, riche. Mais je crois que je recherche des horizons encore moins encombrés de civilisation, quitte à sacrifier quelques belles rencontres. Quoique. Quand on perd en quantité, on gagne souvent en qualité.

Les Israéliens m’ont souvent demandé ce que je pensais d’eux. Je retrouvais fréquemment les traits suivants : directs, parfois rudes, pressés, rustres, mais incroyablement vivants, généreux, intelligents, curieux, ouverts sur le monde, accueillants. C’est sans doute ce que je retiendrais le plus de ce pays si complexe qui m’a tant donné, souvent bousculé, parfois agacé, mais finalement captivé.

Shalom !

Ma paire de chaussures, après 1200 km à pied

2 commentaires

  • Jean Michel de Dion

    Toujours aussi généreux, ton partage, merci beaucoup.
    Merci et bravo également pour ton écriture de plus en plus aboutie qui donne envie de tourner la page pour lire la suivante sans la moindre lassitude ni « parce qu’il faut que… ».

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