Trails Angels
L’approche vers Jérusalem est marquée par de très belles rencontres. Le resserrement des agglomérations me poussent à solliciter l’hospitalité chez les nombreuses personnes qui me l’offrent le long du chemin. Tout d’abord chez Ayelet, à Beit Guvrin. Elle m’ouvre généreusement les portes de sa maison, le dîner, et une chambre individuelle.
Le chemin est sans difficulté, agréable, simple.
Je m’arrête à Dvira, petit kibboutz paisible qui met à disposition des marcheurs un lieu pour une halte sommaire mais efficace.
J’atteins Tsur Hadassa, dans la grande couronne de Jérusalem. Nadav, que j’avais rencontré il y a quelques semaines près de Mitzpe Ramon, m’avait dit que sa mère Dori était Trail Angel et pourrait sans doute m’accueillir. Ce fut le cas, et largement au delà de mes espérances. Nous avons partagé des discussions passionnantes sur toutes sortes de sujets : les voyages, les études, Israël, ses liens avec les États Unis, la religion, et bien sûr la politique. Les temps sont durs pour Israël, qui traversent – ici aussi – une crise démocratique. La tentation politique autoritaire semble prendre de l’ampleur, et de nombreux citoyens descendent manifester toutes les semaines. L’heure à défilé, mais le jeu en valait la chandelle ! Merci Dori !
Le recours aux trail angels est simple : vous consultez la liste a jour des contacts sur internet, envoyez un message par Watsapp à l’une des nombreuses personnes qui proposent un hébergement suffisamment à l’avance (au moins 48h idéalement) en fonction de là où vous comptez arriver, puis elles vous renvoient leur adresse et heure d’arrivée souhaitée. Le plus souvent, elles vous offrent un dîner, une douche, la lessive du linge, et un lit ou un matelas. Parfois même, elles viennent vous chercher ou vous déposent sur le chemin, si la maison est loin du chemin. Ici, le Shvil est souvent emprunté par les jeunes à la sortie de leur service militaire. Beaucoup de familles ont des enfants l’ayant parcouru, et peuvent donc se projeter sur nos besoins spécifiques. Ces hébergements sont une bénédiction pour des raisons évidentes de logistique et de budget (tout cela est offert gratuitement), mais aussi parce qu’il est parfois difficile de trouver des zones pour camper suffisamment à l’écart des villes, axes routiers, bergeries, et autres campings bruyants et fréquentés. Surtout, c’est un moyen extraordinaire de rencontrer les habitants, comprendre leur vie et leurs préoccupations, et passer simplement un bon moment avec eux. La plupart parlent bien anglais.
Parfaitement reposé, j’arrive enfin à Jérusalem. Des collines prononcées marquent l’accès à la ville sainte. Elles sont plantées de vignes, d’oliviers, de cyprès, de pins, d’arbres fruitiers. La pierre calcaire rappelle les paysages du maquis marseillais et provençal. Les forêts de pins me protègent de leur ombre réconfortante. Mais très vite, de gros immeubles en construction écorchent les collines. Me voilà dans les faubourgs de la ville sainte. La métropole métastase les charmants vallons façonnées en terrasses par des générations d’agriculteurs pendant des millénaires. Les immeubles avalent progressivement les ruines de murets, cabanes en pierre et systèmes d’irrigation séculaires. Heureusement, le shvil se fraye habilement un passage en slalomant entre les patates de béton, et parvient à esquiver la laideur.
Je retrouve un groupe de shvilistes israéliennes avec qui nous nous croisons souvent ces derniers jours. Elles me proposent de déjeuner un peu plus loin, dans un petit restaurant. Je me laisse convaincre de bonne grâce, malgré une certaine réticence : je dois préparer un semblant d’organisation avant d’aborder cette ville légendaire. Je ne sais par où commencer, noyé sous les curiosités à découvrir. Nous déjeunons dans le joli petit quartier de Kerem, à l’ouest de la ville. Le superbe bulbe doré d’une église orthodoxe nous toise, plus haut sur la colline. Si l’on oublie les automobilistes locaux qui jouent du klaxon et de l’accélérateur, le déjeuner en terrasse est très agréable.
Je me trouve non loin du mont Herzl, sur lequel est installé le musée de l’holocauste Yad Vashem. Cela sera ma première visite. Les salles d’enchainent, impressionnantes, très documentées. Le site est magnifique, paisible, intégré au paysage. Le soin extraordinaire apporté au lieu et à ses finitions tranche nettement avec le reste de la ville, et même des villes, d’Israël en général. Ce pays ne peut pas se permettre le luxe de prendre son temps. La géopolitique dicte l’urbanisme. Mais ici, le message symbolique autorise les concepteurs et les conservateurs à une attention particulière au détail. L’architecture est épurée, sobre, humble. Surtout, la forme sert le fond. La visite des pièces les plus sombres les unes que les autres se termine sur un porte à faux au dessus du vide, dans le ciel lumineux, avec une vue sur les collines environnantes. De l’ombre à la lumière. Du béton à la nature. du sous sol au ciel. Le message est clair. Ce lieu fait le récit rationnel et précis des événements ayant précédé et succédé a l’holocauste. Mais il reste impossible d’expliquer l’inexplicable. Ils nous laisse avec une émotion forte qui dépasse la raison. A la sortie, quelques personnes sont en pleurs. La question implacable reste posée : comment la société la plus cultivée d’Europe a-t-elle pu engendrer cela ? La culture n’est pas un rempart suffisant, l’homme doit toujours se méfier de lui-même. De victime, il peut rapidement passer à bourreau.
Je me remets de mes émotions et me dirige ensuite dans la vielle ville. En Israël, le réseau de transport publics (bus, trams) est particulièrement développé et efficace. Cela semble être l’une des réminiscences communistes apportée dans leurs maigres valises par les colons issus d’URSS (au même titre que les kibboutz) : la liberté de circuler facilement, pour tous.
C’est déjà la fin de l’après-midi, et les ruelles se vident rapidement. Je ressens les strates de l’histoire qui se sont accumulées. La vieille ville, vidée des engins motorisés, respire les siècles et le sacré, donne l’impression de se promener dans un musée à ciel ouvert, d’autant plus qu’il est vidé de ses visiteurs. Les bâtiments semble imbriqués les uns aux autres comme un gigantesque jeu de Mikado, une termitière, dans lequel on aurait jeté des églises, des mosquées et des synagogues au milieu de souks et d’habitations exiguës. Les siècles et les spiritualités s’empilent. Les portes en métal ouvragé, les escaliers, les voûtes : chaque centimètre de l’espace a été optimisé, pensé, soigné. Les pavés de calcaires rendus glissants par le passage des millénaires luisent sous les lampadaires jaunâtres. La nuit tombe, je quitte le calme de la citadelle pour rejoindre les embouteillages des faubourgs, sous le regard goguenard et hautain des chats errants, dont la toilette est irréprochable, contrairement à la mienne.
Je rejoins Ran dans une pizzeria de la ville, où nous dînons avec deux de ses comparses qui l’ont connu sur le PCT. Ran est égal à celui que j’ai toujours connu : enthousiaste, subtil, positif, authentique. Il n’a pas changé. Je l’avais connu lors de mon PCT, nous avions marché quelques jours ensemble. J’avais apprécié sa culture, sa curiosité insatiable, nos débats respectueux malgré nos divergences. Il m’avait alors vanté les mérites du Shvil, et avait semé la graine dans mon cerveau. Intrigué par Israël et ce chemin qui n’est connu qu’ici, j’avais envie d’en savoir plus. Ran est actuellement étudiant en ingénierie électrique, et passe le plus clair de son temps à l’université de Jérusalem. Ce qui ne l’empêche pas d’aller grimper, de descendre des canyons et de continuer à randonner. Son dernier fait d’armes est le Continental Divide Trail, un petit chemin américain de 5000 km qui fait l’équilibriste sur la ligne de partage des eaux. Jumeau du PCT en plus long, plus sauvage et moins fréquenté, il représente une vraie aventure de cinq mois remplie de déserts, de broussailles, d’orages impitoyables, de montagnes isolées, de hot dogs, d’habitants Trumpistes armés et de grizzlis.
Ran m’héberge royalement dans sa petite maison dans un village à l’extérieur de Jérusalem, vers l’est, dans le désert de Judée Samarie, (en Cisjordanie). Jérusalem présente en effet la particularité d’être sise entre forêts et désert, les collines stoppant l’essentiel des précipitations. On a beau être en Cisjordanie, le village est dans une zone administrée et occupée officiellement par Israël. Ce qui n’est pas le cas d’autres zones de ce territoire, dont celle administrée par l’autorité palestinienne, dans laquelle les israéliens ne mettent pas les pieds sous peine de risque de lynchage. Deux checkpoints contrôlent quand même l’accès à la localité, qui vit paisiblement a l’écart de la métropole insatiable. De ses fenêtres, on aperçoit le désert, et plus loin, la Jordanie, Amman en particulier.
Les sac léger, je poursuis le lendemain ma visite touristique de la vieille ville. Je profite d’une fréquentation relativement mesurée en ce mois de mai, et me réfugie à l’ombre des bâtiments, forteresses, églises, monastères séculaires. La chaleur est déjà forte. La tour de David est l’une de mes visites préférées. Elle est à l’image de la ville : maintes fois construite, détruite, reconstruite. Je me sens bien humble face à ces siècles de civilisation.
Le soir, je prends le pouls de la ville moderne, ses marchés animés, ses bars branchés, ses habitants affairés. Quand Ran me raccompagne en voiture le soir, il me relate les différents attentats ayant eu lieu sur le trajet. Je prends conscience d’une ville régulièrement touchée par l’horreur, d’un pays littéralement en guerre, mais qui continue à vivre avec d’autant plus d’appétit, accompagné d’une certaine défiance voire indifférence envers les commanditaires de ces actes. Les israéliens sont tous différents dans leur état d’esprit face au problème palestinien. Le spectre s’étend des plus tolérants, passifs, aux plus inflexibles, répressifs, agressifs, conquérants même. Je repars finalement de Jérusalem après 2 jours de visite et d’échanges passionnants avec Ran. Il n’y a rien de mieux que la marche pour découvrir un pays de l’intérieur.
En sortant de Jérusalem, je marche une dizaine de kilomètres et arrive dans un petit local mis à disposition des voyageurs par la communauté de Tsuva. Quand je demande mon chemin vers la petite maison, deux jeunes israéliens m’informent que je ne serais pas seul et que d’ailleurs, un français y est déjà installé. J’ai ainsi la demi-surprise de rencontrer Jean-Athanase, un jeune Français parcourant un pèlerinage à vélo depuis la France. Il est parti de la meilleure des façons : sur un coup de tête, sans réfléchir et sans trop de budget. J’adore rencontrer ces voyageurs téméraires qui ont tant d’anecdotes à raconter, tant de rêves a réaliser, une bonne dose de courage et cette belle indépendance d’esprit. Ceux qui ne subissent pas leur vie, en méprisant le confort. Il a quitté l’armée, a fini ses études, et s’apprête à chercher du travail à la rentrée, avec pas mal d’interrogations qui seront peut-être résolues en rentrant.
Le lendemain, Jean aura accompli son pèlerinage : atteindre Jérusalem à vélo en un peu plus d’un mois, s’y recueillir, se poser des questions essentielles et peut-être répondre à certaines d’entre-elles ! La foi, comme une boussole, l’a guidé à travers les épreuves de son périple improvisé. Il apparaît content d’en être arrivé là, mais sans joie excessive. Sûr de lui, de ses convictions, de ses forces.
De mon côté, j’ai une certaine lassitude à reprendre le chemin. Elle est classique quand je quitte le confort offert par un hôte. Mais elle est aussi consécutive à un mois de marche à travers ce pays qui ne laisse qu’une maigre part à une nature domestiquée, parquée, encadrée. Les villages, routes, vignes, champs, vergers, sont partout. Ce n’est pas désagréable, mais cela manque un peu de sauvage. De plus, je viens d’atteindre une grosse étape de mon parcours, et dois me remettre en tension vers la suivante. Joie, relâchement, renaissance, action. La marche, c’est l’art de l’acceptation des cycles.
Je décide d’échapper à cette langueur par le mouvement : en multipliant les kilomètres. Dès le lendemain, je parcours 35 kilomètres, également le surlendemain. J’ai aussi besoin de calme, de me retrouver un peu, dormir dans ma tente, laisser les kilomètres passer au tamis les pensées et émotions récoltées. Je veux aussi, plus prosaïquement, tester ma cheville convalescente. Le chemin n’est pas désagréable, relativement plat, le temps est idéal. Un de mes campements est cependant assez peu confortable : une forêt proche de l’autoroute. Je dors sans bouchons d’oreille pour rester attentif aux alentours, d’éventuels véhicules pouvant emprunter la piste non loin. Le vacarme incessant des camions sur l’autoroute peuple mes cauchemars. Mon sommeil est peu réparateur. A 4 heures du matin, je me réveille même en sursaut, pensant entendre des pas s’approchant de ma tente, sur la piste non loin : j’ai rêvé…
Le lendemain, je repars mollement et ne me pousse pas dans mes retranchements. J’atteins néanmoins assez facilement, avec satisfaction, Tel Aviv. Le chemin d’accès à la métropole est étonnamment agréable sur sa dernière portion. Il longe une petite rivière au milieu d’une forêt de joncs surplombants, qui par endroits me rappellent, en plus élégants, les voûtes des églises croisées de Jerusalem. Plusieurs serpents noirs comme le jais déguerpissent ventre à terre en sentant les vibrations de mes pas. L’espèce, à priori peu dangereuse, ne se laisse pas approcher facilement. La petite rivière s’appelle Yarkon. Ses abords sont protégés par un parc naturel, puis un parc urbain. Son eau est malheureusement polluée, impropre à la baignade. Les rejets d’intrants des champs aux alentours y sont sûrement pour quelque chose. Quelques magnifiques jardins publics, plantés de majestueux eucalyptus, parsemés d’étangs et de nénuphars, se glissent entre les champs et les vergers. Je chaparde au passage quelques pomelos, dont le jus divin me coule sur le menton et la chemise (qui n’est plus à ça près). La récolte a été faite par quelques travailleurs agricoles asiatiques, que l’on croise encore ça et là. Ils reste quelques fruits au sol et dans les arbres. Ce cadeau inespéré me permet de couvrir les derniers hectomètres, la gourde vide et le sac léger.
Puis, d’un coup, le sentier débouche au milieu d’un quartier d’affaires. Je me récompense avec un repas civilisé, et rejoins Gal qui termine une réunion dans un autre quartier du centre. Il me ramènera finalement chez lui à Herzilia, non loin, où je passerai la nuit. Gal et Danit sa femme sont en effet mes hôtes pour les deux jours où je vais traverser la ville. Ils me permettent de randonner ces arpents de métropole comme un pacha, l’âme et le sac léger, sans préoccupation logistique, dans cet environnement si agréable. Je bénéficie d’une générosité qui ne faiblit pas au long de ce chemin, symbolisée par Gal, fidèle soutien logistique et affectif de mon aventure.
Je traverse la ville par ses parcs, ses petits cafés, son bord de mer, et remonte la côte jusqu’à Herzilia, la ville qui jouxte Tel Aviv au Nord. Les fontaines à eau sont partout, je marche en dilettante et parcours assez peu de kilomètres. Qui a dit que la randonnée était une épreuve d’endurance ?
Mis à part ses agréables parcs, ce que je vois de Tel Aviv ne me remplit pas d’enthousiasme. Les immeubles semblent avoir été construits à la hâte, la circulation est haletante, les gens pressés, les chantiers de construction partout. Mais, ça et là, je découvre des îlots de créativité, de culture, d’art, de cafés attrayants, de musées foisonnants. Ils me donnent envie de venir poursuivre mes investigations, après le shvil.
Arrivant à Herzilia, je ne résiste pas à une baignade dans une Méditerranée turquoise, chaude, qui préfigure l’été. Je ne suis d’habitude pas un grand amateur de bains de mer, mais le contexte est ici prescripteur.
Quelques surfeurs s’amusent sur des vagues très respectables, et donnent aux plages une atmosphère de petite Californie, les tours d’habitation en plus.
Quelques bars sont installés les pieds dans le sable. Mais sur terre, on sent que l’administration a conclu un pacte Faustien avec le béton. Les chantiers, partout, attestent de la vitalité économique de ce pays en fort développement, qui ne donne pas dans la subtilité. A mes yeux de vagabond idéaliste, ils ne présagent rien de bon : des tours, des digues, des tramways, des magasins… : tous les signes d’un confort matériel, qui en plus d’être laid, n’a jamais vraiment su rendre les gens vraiment heureux. Ceux que je croise ici sont renfermés, au frais dans leurs SUV climatisés. Quelques maisons charmantes, dont l’architecture est inspirée des haciendas espagnoles, émergent d’une architecture principalement motivée par le fonctionnel, l’optimisé, l’efficace, les lignes agressives, les angles droits. L’esthétique et les finitions subtiles n’ont pas droit de cité. Les principes du Bauhaus et du Corbusier sont ici dévoyés.
Tantôt sur la plage, tantôt dans l’arrière dune, le chemin tente de me faire oublier ces visions peu flatteuses. Les petites falaises qui bordent parfois la mer s’effondrent sous l’effet de l’érosion. La mer est magnifique, parée d’un bleu profond au large, et de turquoise, au bord. Les cabines de maître nageurs montent la garde. Avec un dispositif de panneaux suggestifs, ils se donnent pour mission de vous dicter là ou l’on peut se baigner, et là où l’on ne le peut pas. Il ne manque plus que les caméras de surveillance, qui pourtant sont présentes, partout en ville. Le haut parleur réprimande le baigneur transgresseur. La plage, dernier espace de liberté, a été colonisée.
Le chemin ici constitue néanmoins une pause réconfortante à des étapes bien plus austères, plus au sud. Les shvilistes profitent naturellement de ces bons moments, en essayant de ne pas se faire complètement noyer par les multiples vortex de tentations qu’offrent la civilisation. La plage, la famille non loin, les amis, les bars, les restaurants : tout concourt à détourner le regard de cet itinéraire facétieux, qui ne se laisse pas si facilement dompter : à ce stade, il reste 400 km de chaleur, de patience et d’abnégation à parcourir.