INT,  récit

Ombres et lumières en Galilée

Au nord de Tel Aviv, le chemin suit la Méditerranée, puis oblique vers la Galilée et le lac de Tibériade à l’est. Ensuite, il rejoindra la frontière libanaise, au nord. J’aborde les derniers 400 km de mon périple relativement décontracté. La température devrait être plus clémente, les obstacles mesurés, les hébergements simplifiés, le physique acclimaté, le transport d’eau allégé, les ravitaillements facilités. Mais la réalité va se charger de m’apporter son lot de défis quotidiens.

en jaune, le chemin parcouru
focus sur le parcours

Je dois admettre ici une pointe d’usure mentale, une certaine lassitude. Quand le chemin est trop facile, moins spectaculaire, il est difficile de ne pas se relâcher, et ce déficit de concentration fait perdre une certaine intensité à l’expérience vécue.

Paradoxalement, la présence de la civilisation appelle à plus d’organisation. Les campements se raréfient et leur qualité baisse : sales, proches des routes, des troupeaux et des villes. Logistiquement, il est plus simple de partir pour 5 jours d’autonomie que de ravitailler tous les jours. Je dois aussi me coordonner avec plusieurs personnes qui m’ont proposé de me recevoir aux abords de Netanya et de Hadera. Je souhaite enfin résider chez quelques Trail Angels pour comprendre ce pays de l’intérieur, au plus proche de ses habitants.

Les Trails Angels sont signalés par la petite icône jaune sur mon application smartphone

A Herzilia, je rejoins la côte pour longer brièvement sa promenade bétonnée. Puis le chemin s’efface dans les sables fuyants de la lande, non loin de la mer, slalomant entre les chantiers de routes, d’immeubles et de complexes hôteliers qui mitent les zones naturelles encore préservées. Dans 10 ans, il y a fort à parier que le paysage sera méconnaissable. Le tracé du Shvil sur mes cartes est déjà périmé. Sur le terrain, le balisage n’a souvent pas suivi l’aménagement du territoire. Je suis contraint de me frayer un passage entre les pelleteuses, les ballustrades de chantier et les saignées de canalisations. Quelques localités ponctuent le paysage. La marche n’y est pas déplaisante, mais pas non plus fascinante. Il fait chaud, humide. Le vent se lève l’après-midi du nord-ouest, et ramène une moiteur qui imprègne l’atmosphère. Dans les dunes, les oyats me piquent les chevilles, le sable colonise mes chaussures, et le chemin disparaît souvent dans d’innombrables et anarchiques ramifications.

Cependant, je rejoins rapidement Netanya et profite du spectacle des quelques kitefoils dans la brise. Les conditions sont légères, le soleil est là et invite à la baignade. J’ai le temps, et j’en profite. Ce que je perds en influx, je le transforme en langueur. La glisse me manque un peu : la marche est un sport austère, qui ne s’apprécie pas toujours à court terme, surtout en solitaire. Et en particulier alors qu’il est pratiqué dans des paysages banals. Heureusement, les conditions de navigation en kitesurf ne sont pas extraordinaires, tout juste suffisantes pour quelques bords de balade en foil : pas assez tentantes pour jeter par la fenêtre ma concentration de marcheur et louer du matériel.

Je me réjouis de retrouver Boaz à la plage de Poleg. Il vient me chercher puis m’héberger pour la nuit. J’avais rencontré Boaz avec sa famille sur le chemin, peu avant Mitzpe Ramon. Cette section du parcours était avare en randonneurs, et pour cause : perdue dans un cratère majestueux, immense, c’était l’une des plus sauvages. L’orage était annoncé pour succéder à une solide canicule. Accompagné de sa femme et de deux de ses enfants, pris dans l’averse, ils se sont fait peur dans la descente sur les rochers mouillés et glissants, évoluant sur un sentier transformé en torrent et soumis aux cataractes capables de noyer un canyon en quelques minutes. Il avait dû appeler une voiture en urgence pour échapper à l’inondation. De mon côté, fatigué, j’avais pu faire du stop pour me réfugier à l’hôtel à Mitzpe Ramon avant que l’orage ne déverse sa hargne accumulée depuis des jours.

Boaz et sa famille m’accueillent très généreusement dans leur chaleureuse maison de Tsur Moshe, un kibboutz tranquille, à l’écart de l’agitation de la côte. Boaz est architecte, designer et urbaniste, ce qui nous fait un sacré point commun dans les centres d’intérêt, en plus de la randonnée, et du kitesurf dans lequel il débute. Imperceptiblement, nous nous devinons des valeurs communes. Sa maison, sans ostentation, est conçue et adaptée pour limiter ses besoins énergétiques, et la climatisation en particulier. Dans une région où les températures flirtent régulièrement avec les 40 degrés, il ne la branche qu’exceptionnellement, un à deux jours par an. On s’y sent très bien, elle est décorée de mobilier chiné. Le salon donne sur un petit jardin pourvu d’une petite mare apportant un peu de biodiversité. La petite chienne dévouée qui garde les lieux est à l’image de la famille : adorable.

Boaz, au fond de l’image, et sa famille.

Les israéliens ont un régime alimentaire méditerranéen. Ils ont une vraie appétence pour les légumes frais, associés au pain, à des olives, des pickles, et des préparations à base de graines comme le tahini (sésame) ou de pois comme le houmous (pois chiches). Boaz n’y fait pas exception, et perfectionne cet art avec beaucoup de passion et de subtilité. Il accorde du soin dans ses préparations, qui sont particulièrement maîtrisées, savoureuses et saines. Cela nous fait un autre point commun : l’appréciation de la bonne cuisine. Ce soir, il a préparé de succulentes pizzas, dont la pâte maison au levain naturel repose déjà depuis la veille au frais. Avec cette façon si simple et évidente qu’ont les israéliens de vous recevoir chez eux, je me détends paresseusement au salon, et me mets honteusement les pieds sous la table. Un italien ne renierait pas ces pizzas, et moi non plus.

A la fin du dîner, je me retranche dans la pièce de sécurité, aux ouvertures blindées et aux murs épais. Elle est aménagée, comme souvent dans les logements israéliens, en une petite chambre d’appoint, parfois en débarras. Aujourd’hui, des groupes armés, dont le Jihad Islamique, arrosent de leurs roquettes le sud d’Israël, en réponse à l’exécution d’une partie de ses chefs par les autorités israéliennes, il y a quelques jours. Les appartements où habitaient les personnes ciblées ont été soufflés d’un coup de missile, avec des victimes collatérales inévitables, dont leurs familles. Cette intervention a logiquement réveillé les tensions du côté palestinien.

Les sirènes retentissent dans les villes proches de Gaza, et jusqu’à Tel Aviv. Elles invitent régulièrement les habitants à rejoindre les abris les plus proches. Dans ce contexte, je saisis mieux l’utilité de ces pièces de sécurité. En quelques jours, plus de 400 roquettes seront tirées, avec un bilan de quelques morts des deux côtés, malheureusement. Un quart des roquettes sont retombées sur Gaza, et quelques unes sont passées entre les mailles du filet du dispositif antimissile israélien, le dôme de fer (courte portée) et la fronde de David (longue portée). C’est la plus grave accrochage israélo-palestinien depuis près d’un an. Les israéliens que j’ai rencontrés ne se formalisent plus vraiment de ces attaques, en tout cas dans la partie nord. Ils y sont relativement habitués, le dôme de fer est efficace, et les roquettes ne sont pas particulièrement précises. Elles peuvent atteindre Tel Aviv, voire plus au nord, mais c’est plus rare. Je me réjouis quand même d’avoir quitté la partie sud, plus proche de Gaza. Mon chemin n’en sera ainsi pas perturbé. Les événements politiques sont une composante inévitable de la traversée de ce pays. Je suis prêt à m’adapter. Exceptionnellement, je consulte les sites d’informations en continu. Une entorse à ma diète médiatique contre tout média d’information quotidienne. Heureusement, comme annoncé par les gens que je croise, des accords de cessez-le-feu seront signés assez rapidement avec l’entremise de l’Egypte.

La plupart des israéliens avec qui je discute sont en réalité beaucoup plus inquiets de l’état actuel de leur démocratie, mise à rude épreuve par un gouvernement corrompu et coalisé avec des élus d’extrême droite orthodoxes. Nombreux sont les citoyens israéliens qui se sentent l’obligation de descendre dans la rue pour manifester contre les atteintes portées à la séparation des pouvoirs (exécutif et judiciaire). Le premier ministre Netanyahou cherche en effet à limiter le pouvoir des juges en modifiant le principe de leur nomination, pour échapper personnellement aux poursuites judiciaires liées à des soupçons de corruption. Pour la première fois, de nombreux citoyens modérés de toutes classes sociales (dont les supérieures) descendent manifester dans les rues, chaque week-end.

A cette crise démocratique, s’ajoute une cohabitation des communautés parfois difficile, voire impossible dans certaines parties de la Cisjordanie. Elle est attisée par certains membres du gouvernements considérant que la Cisjordanie et Jérusalem sont un territoire appartenant aux juifs.

Enfin, la mainmise de certaines mafias sur les commerces est une réalité qui pèse partout dans le pays. L’état ne semble pas être en mesure d’y répondre efficacement. En réponse, les citoyens commencent à s’organiser eux-mêmes : un premier pas glissant vers des milices de défense privées. On le sait, Israël est un pays complexe, aux problématiques finalement bien plus critiques que ce que l’on peut connaître en France. Voyager aide à relativiser nos propres problèmes. La démocratie est un système décidément fragile.

Après une bonne nuit de sommeil réparateur, Boaz me raccompagne le lendemain matin sur le chemin. Je repars vers le nord, plutôt relâché. Le front de mer de Netanya est bien plus dense, artificialisé. Je m’en éloigne assez rapidement et me retrouve à tranquillement marcher sur la plage. Après quelques kilomètres, une rivière se jette dans la mer et bloque le passage. Je remonte son cours, puis traverse un écosystème de landes qui serait plus agréable à traverser s’il n’était pas écrasé par un soleil matinal implacable. Le sable, meuble, complique la progression. Après un déjeuner riche en crudités, je débouche en milieu d’après-midi dans la ville d’Hadera, près de la gare, où mon ami Niv vient me chercher en voiture.

J’ai rencontré Niv lors d’un bivouac près du canyon de Tzvira, au nord d’Arad, non loin de la mer morte. Nous avions partagé une poike autour du feu. Le poike, sorte de ragoût cuit dans une cocotte en fonte directement sur le feu de camp, est une spécialité israélienne. On y mélange du boeuf, des légumes et des pommes de terre. Niv m’accueille avec une grande générosité dans sa maison d’une localité calme, éloignée de la côte. Je me régale de schnitzel, ces escalopes panées autrichiennes qui ont accompagné les réfugiés juifs d’Europe de l’Est, pour en faire l’un des autres plats emblématiques israéliens. Niv a invité plusieurs amis pour l’occasion et nous passons un moment agréable à boire, manger et plaisanter sur la terrasse de sa maison. Je bois et mange un peu trop, et passe un excellent moment en leur compagnie. Je tombe rapidement de sommeil dans la petite chambre aménagée pour m’accueillir. Merci Niv !!

Le lendemain est une nouvelle journée (très) raisonnable, environ 25 km. Je rejoins le site fascinant de Césarée, qui fut un port et une ville importante de l’Antiquité, aujourd’hui en ruines à cause de séismes. Le roi Hérode y fit bâtir son palais au premier siècle de notre ère, et l’on y trouve également des vestiges d’un impressionnant théâtre, d’un immense cirque, d’un aqueduc, d’un hippodrome, d’une synagogue, de bains publics et de riches villas romaines. De magnifiques mosaïques témoignent de la richesse de certains des habitants. Il reste suffisamment de murs pour se projeter dans le passé. De magnifiques dessins et maquettes permettent de comprendre les différentes configurations du site au cours des siècles.

L’après-midi avance, et je dois cependant reprendre mon chemin le long de la mer vers le nord. L’itinéraire suit la plage et l’aqueduc antique qui la longe, pour me faire arriver à un pittoresque petit port de pêche, à Tel Taninim. Les bateaux y sont de conception traditionnelle, en bois. Seuls les moteurs hors-bord trahissent le 21ème siècle.

L’aqueduc de Cesarée
Tel Taninim
Tel Taninim

Le village arabe qui jouxte le port s’appelle Jisr az-Zarqa. Les maisons sont basses, les toits plats, les fenêtres béantes. Un minaret blanc et la mosquée à la belle coupole dorée occupe le centre du village. En Galilée, je traverserais ou longerais plusieurs villages arabes où l’on retrouve ce type d’architecture. Comme dans d’autres villes du moyen orient, les maisons sont inachevées comme optimisation fiscale. Tant qu’il y a des travaux, on ne paye pas d’impôts. Il en résulte un paysage urbain tout à fait inesthétique.

Jisr az-Zarqa

Le chemin longe une petite rivière, le Nahal Taninim, traverse le village, puis retrouve le cours d’eau, que suit également l’aqueduc antique, laissé à l’abandon, mangé par la végétation. Le marquage du sentier, normalement blanc, bleu et orange (reprenant partiellement les couleurs du drapeau d’Israël), a été repeint aux abords du village en vert islamique. J’imagine que certains habitants ne sont pas en phase avec leur rattachement à l’état d’Israël et toutes ses émanations, comme le Shvil.

L’aqueduc dans les herbes

Les chemins et les abords de villes en Israël ne sont pas particulièrement propres. Les villages traversés ici font partie des pires exemples que j’ai expérimenté depuis le départ. La rivière et ses abords sont malheureusement pollués, jonchés de détritus de toute sorte. J’assiste au triste spectacle des décharges sauvages qui se succèdent, se confondant parfois même avec le superbe aqueduc de pierre de taille qui n’en demandait pas tant, après avoir survécu à tant de siècles. J’essaie de faire abstraction de mes prismes culturels européens, alors que je traverse de tels endroits. Ils me rappellent ce que j’ai pu observer en Egypte ou au Maroc. La notion de nettoyage et de gestion des ordures n’est clairement pas une priorité ici. J’apprécie d’autant plus de vivre dans un pays qui peut encore se permettre de préserver l’esthétique, le patrimoine, la nature et des espaces publics. Mais le Shvil, c’est aussi cela : autant ne pas le cacher. La randonnée longue distance possède ses facettes agréables, et ses aspects plus sombres : l’intérêt provient aussi des contrastes.

Babylone
scènes de désolation
le frigo du 20ème siècle cotoie l’aqueduc du 1er siècle.
étable en plein village
on critique les sculptures de nos ronds points français : estimons-nous heureux. Village de Mash’had.
décharge sauvage près de Nazareth
un îlot de luxe dans un océan en chantier

Après cette épreuve de la ville, je rejoins avec plaisir les haies bordant des champs cultivés au calme apaisant. La végétation est riche en oiseaux de toutes sortes, de petits échassiers, d’insectes. Puis, d’un coup, je quitte la plaine alluviale pour reprendre de la hauteur sur une butte calcaire, à environ 120m. Je profite d’une belle et dernière vue sur la mer que je vais quitter pour cheminer dans les terres.

Sommet au sud de Zikhron Yaakov

Le sommet de la colline est parsemé de ruines d’une ancienne villa Byzantine, Horvat Akav. Les impressionnants pressoirs à huile d’olive avec leur meule en pierre sont étonnamment bien conservés. Je redescends l’agréable chemin parmi les buissons bas qui poussent sur cette terre calcaire qui ne retient pas l’eau. J’atteins au pas de charge la petite ville de Zikhron Yaakov, installée aux abords septentrionaux du massif du Mont Carmel. Au sud, un parc d’une propreté immaculée, presque factice, tranche avec la nature environnante. C’est le Ramat Hanadiv, un jardin commémoratif et tombeau du banquier Edmond de Rotshild et de son épouse Adélaïde. Il a fortement contribué au développement de la ville en la soutenant financièrement au XIXème siècle.

Portail de Ramat Hanadiv, orné des armes des Rotshild.

La ville paraît prospère, notamment grâce à la viticulture. Je profite du charme tout à fait inattendu et familier du centre de la ville. En effet, une agréable rue piétonne y est aménagée, pavée, bordée de petites maisons abritant des restaurants qui rivalisent de charme. L’influence européenne et le soin porté à l’urbanisme est patent.

rue piétonne dans le centre ville de Zikhron Yaakov

Je déguste un délicieux falafel, puis reviens vers la petite maison de Rona qui m’accueille pour la nuit, avec d’autres shvilistes. Rona, heureuse septuagénaire, à la générosité d’ouvrir son minuscule deux pièces à une huitaine de randonneurs sales. Sa maison est à flanc de colline, à l’extrême nord de la ville. Elle domine les collines du massif du Mont Carmel, avec une vue extraordinaire vers le nord et le levant. Une voie rapide qui passe en contrebas ne parvient cependant pas à rompre l’harmonie de l’endroit, enserré dans les herbes folles.

La surpopulation du logement ne me fait pas passer une nuit particulièrement reposante. Les premiers shvilistes quittent les lieux à 6h, réveillant automatiquement les autres. Ils sont motivés par deux choses : marcher dans la fraîcheur du matin, avant le coup de chaleur prévu pour l’après midi, et rejoindre leurs familles pour shabbat avant le début d’après-midi (nous sommes vendredi), près de Ein Hod. Pas de vacances de mon côté, j’ai prévu une bonne journée de 26 km pour rejoindre la vallée de la rivière Oren, plus au nord. Le temps est chaud, mais permet quand même de marcher.

Rue au pied de Zikhron, au petit matin.

Le chemin reste dans un premier temps dans les collines qui dominent la plaine côtière, puis serpente à leur base. Le temps est chaud, nuageux, sans être menaçant. La plaine est occupée par d’immenses exploitations d’arbres fruitiers, protégés de filets qui les protègent du soleil, dont les effets sont redoutables, et des oiseaux. Le réchauffement climatique accentue la pression sur ces cultures.

Les collines qui bordent la plaine sont interrompues par de profonds sillons creusés par les cours d’eau. Des falaises calcaires se sont formées, en proposant de nombreuses cavités, grottes, qui furent occupées par l’homme depuis le néolithique. Leur situation est idéale : elles dominent la plaine, ne sont pas loin de la mer et des cours d’eau, et du gibier qui abondait dans les forêts qui recouvrent les collines.

vue vers l’ouest, la mer méditerranée au loin.
La mer et les immeubles d’Haifa, à l’horizon, sur la droite

J’atteins le lieu de mon camp du soir, un immense terrain plat parsemé de tables de pique-nique et de trous à feux. Certains de mes voisins profitent évidemment de la musique à fond jusqu’à 3h du matin, puis quittent le camp en s’invectivant vers 5h, en passant à 3m de ma tente. Le folklore israélien me laisse parfois perplexe !

érosion de falaise
Grottes, réserve naturelle de Nahal Mearot
vue de l’intérieur d’une grotte

Sous un voile nuageux, je reprends la route pour remonter le canyon en direction de l’ouest, vers le sommet du Mont Carmel, au niveau de la localité d’Isfya.

le long du lit de la rivière Oren

Je m’y ravitaille, mais la ville passante, bruyante et sale me pousse à poursuivre mon chemin sans m’arrêter.

L’intérieur d’un petit supermarché, à Isfiya.

Je bascule de l’autre côté du massif et redescends dans une charmante forêt de pins. Je retrouve les champs puis traverse quelques kibboutz paisibles.

Certains ont opté pour des configurations surprenantes.

Plan urbain concentrique, Nahalal

Je dépasse trois jeunes shvilistes qui me posent exactement les mêmes questions que les autres shvilistes que je rencontre depuis le début du chemin (tiercé dans le désordre) :

  • De quel pays je viens ?
  • Pourquoi je visite Israël ?
  • Pourquoi je marche sur le Shvil ?
  • Quel est mon métier ?
  • Est-ce que je suis juif ?
  • Quel est mon âge ?
  • Est-ce que je parcours tout le Shvil ?
  • Quand suis-je parti d’Eilat ?
  • Qu’est-ce que je pense d’Israël et des Israéliens ?

Je réponds avec le plus de spontanéité possible à ces questions que je connais par coeur. Elles sont une introduction à la discussion et démontrent la grande curiosité des jeunes israéliens que je croise. Ils ne voient pas beaucoup d’étrangers ici, en dehors de quelques américains israélites. Le Shvil n’est en effet pas un chemin très connu dans le monde de la randonnée, et le pays n’a pas une image lisse à l’étranger : dans la presse, on entend généralement parler d’Israël pour ses problématiques géopolitiques et terroristes. Or, la réalité est tout autre : c’est un chemin très sécurisant, il n’y a pas ou quasiment pas eu d’actes criminels sur des randonneurs. Les plus grands dangers ici sont peut-être la chaleur, la déshydratation, les chiens aggressifs, les grandes villes et les rares portions de route que le tracé côtoie. Je pose finalement ma tente près de Rehassim, une ville nouvelle de lotissements qui grignote les collines. Non loin, les pelleteuses sont en action.

Opérations de terrassement et futures habitations sur les collines, près de Rehassim
véhicule-jouet pour grand enfant, Tzipori

Jusqu’à Dan, j’ai encore quelques kilomètres à parcourir. 200 environ. Ici, l’expression « reprendre son bâton de pèlerin » prend tout son sens. Je me dirige droit vers Nazareth et le lac de Tibériade, au coeur de la Galilée. Les vestiges de l’antiquité sont partout : anciens murets, canaux d’irrigation, terrasses, fortins, moulins à eau.

Source dans la vallée Tzipori
Hermits’ Mill, un moulin à eau antique sur la rivière Tzipori
Oasis, rivière Tzipori
Village arabe
Source et réservoir sur la rivière Tzipori

Comme dans les « chemins noirs » de Tesson, le Shvil slalome habilement entre les cultures et les villages. J’ai rendez vous le soir à Hoshaya, un village juif au nord du Nazareth arabe, chez Aliza, une Trail Angel chevronnée. Elle possède une grande maison dans le nord de la paisible et prospère bourgade, et accueille chaque année des dizaines de shvilistes de passage. Douche, lessive, chambre, lit, jus de fruit, dîner : tout est offert. Ce soir, je suis le seul randonneur qu’elle accueille. De ses 11 enfants (!), presque tous ont quitté le foyer. Deux de ses petits enfants regardent un dessin animé dans une pièce attenante. Aliza est très religieuse, mais accueille indifféremment les vagabonds ou mécréants de mon espèce. Elle possède deux éviers et deux jeux de vaisselle pour respecter les principes Kasher et cuisiner à part les produits laitiers de la viande. Infatigable, elle retourne travailler le lendemain matin, après m’avoir préparé un petit déjeuner varié. Merci Aliza. Je repars dans la foulée vers Nazareth. Le chemin effleure la ville, en la contournant par ses faubourgs.

Ensemble immobilier récent en périphérie de Nazareth. Sans commentaires.

Je décide de faire un crochet par le centre historique et la vieille ville. Un bus m’y conduit, avec toute la délicatesse dont les israéliens font preuve au volant des transports en commun. Mieux vaut s’asseoir avant le départ, et surveiller son arrêt de destination. Une application smartphone, Moovit, facilite considérablement l’usage des transports en commun dans le pays, heureusement très développés. On y retrouve les horaires, les itinéraires et on peut payer en ligne.

L’hypercentre de Nazareth et ses conducteurs au klaxon prolixe.

Il ne reste pas grand chose du coeur historique. La modernité a avalé la tradition. Mais les quelques ruelles et églises qui subsistent sont pleines de charme. Les magasins sont fermés et ma tenue (un short de course à pied) n’est pas appropriée pour visiter l’intérieur des églises. J’y renonce donc et me perds dans le dédale des petites artères qui vascularisent la cité antique. Je me réfugie finalement dans un petit restaurant arabe réputé. La maîtresse des lieux ne parle pas un traître mot d’anglais, mais je parviens à commander un café épicé à la cardamome, un assortiment de préparations végétariennes savoureuses, une omelette, et des pâtisseries orientales. J’ai commandé à l’aveugle et la note est assez salée, mais je ne regrette pas cette étape.

ruelle de Nazareth
ruelle de Nazareth
ruelle de Nazareth
ruelle de Nazareth
ruelle de Nazareth
ruelle de Nazareth
vue du Café Orsolla, Nazareth (pile)
Vue du Café Orsolla, Nazareth (face)

Je ressors dans la fournaise, prends le bus du retour qui se fraie un passage dans les embouteillages, puis rejoins l’endroit exact où j’avais quitté le chemin. Je veille toujours à ne pas escamoter des sections de chemin, même si ici, la tentation est grande de se faire aider des transports en commun pour mettre le béton sous le tapis des fantasmes esthétique. Bizarrement, j’apprécie d’avoir à cheminer dans le laid, pour pouvoir mieux apprécier le beau. Et j’aime l’authenticité plus que le propre à voir. Hormis les lieux de cultes et couvents chrétiens, on sent que Nazareth est majoritairement habitée par une population arabe de confession musulmane. Quelques grafittis attestent des velléités politiques des habitants les plus exaltés.

Graphes revendicatifs, Nazareth

Je quitte avec un certain soulagement l’agitation de la ville, en empruntant le chemin en contrebas du boulevard périphérique. Juste au-dessus, un camion déverse sa cargaison avec fracas. A quelques mètres devant moi, un énorme bloc de roche roule dans le fossé, rebondit au-dessus du chemin et poursuit sa route dans les taillis en faisant résonner l’air de chocs sourds. Le projectile est arrêtée par un arbre, plus bas. J’ai suivi un itinéraire caduque du Shvil, trompé par le balisage obsolète. J’aurais du cheminer au niveau de la route, plus haut. L’oeil aux aguets vers le haut du vallon, je presse le pas pour ne pas recevoir le contenu du camion suivant sur la tête. J’ai l’impression d’être dans un pierrier alpin. Je dépasse le fâcheux ravin transformé en décharge sauvage. Non loin, deux shvilistes font une pause sous un acacia pour échapper à la chaleur de l’après-midi.

Depuis Nazareth, on peut apercevoir distinctement deux petites montagnes qui émergent de la plaine, en contrebas. Le chemin se hisse tour à tour sur ces deux protubérences : les Monts Devora et le Mont Tabor. Lorsque je descends le Mont Devora dans la forêt, il est près de 17h et les appels à la prière des Muezzins des villages non loin se font entendre. A ma grande surprise, des chacals y répondent immédiatement, dans un hurlement à l’unisson, comme le font les loups. Je souris à l’idée que les muezzins n’imaginent pas la puissance de leurs prières !

Le Mont Tabor, par sa configuration géographique atypique, est extrêmement riche en événements historiques et traditions religieuses. En effet, sa situation relativement isolée et élevée par contraste avec la plaine aux alentours en fait une curiosité géographique, qui a autant fasciné les spiritualités qu’été le théâtre de combats aux époques byzantines ou croisées.

Le Mont Tabor vu de l’est, le village de Shibli à son pied

Deux monastères catholiques et orthodoxes sont aujourd’hui édifiés sur son dôme. Une magnifique église, la basilique de la transfiguration, trône à son sommet. Le monument commémore l’apparition divine, non corporelle, de Jésus à ses disciples, à cet endroit précis. Malgré la fournaise (près de 35 degrés), je monte rapidement le chemin qui se fraie un passage dans les pentes abruptes du Mont Sacré. L’ascension est facilitée par les arbres qui procurent une fraîcheur bienvenue.

Sommet du mont Tabor

La vue du haut de la montagne est spectaculaire, les pins sont magnifiques, et nappent les lieux de leur odeur de sève caractéristique. Je suis surpris par la beauté des lieux, préservés de la laideur par le sacré. Le soleil commence à rejoindre l’horizon et une lumière subtile éclaire la forêt et la plaine à perte de vue.

Vue du Mont Tabor
Le village arabe de Shibli et sa mosquée, au pied du Mont Tabor

La température redevient fréquentable, en cette heure avancée de la journée. En quittant le sommet du mont vers le nord est, je rattrape un groupe de shvilistes qui se dépêchent comme moi de redescendre avant la nuit. Notre but commun est Kfar Tabor, un petit kibboutz non loin du mont du même nom. La ville a aménagé un grand parc et un endroit pour permettre aux marcheurs de camper. Je résiste à l’appel du petit pub du parc qui sert des bières fraîches, des pizzas maison et toutes sortes de mets aussi attrayants que mauvais pour la santé et le portefeuille.

Le parc de Kfar Tabor

Je ne suis désormais qu’à quelques encablures du lac de Tibériade. Le Jesus Trail et son frère, le Gospel Trail, comme le Shvil mais plus au nord, relient Nazareth au Lac sacré. Ils passent par les lieux emblématiques relatés dans la Bible. Ici, les sites célèbres avec une densité impressionnante. C’est un véritable voyage dans le temps. Nazareth, Canaa, Tabor, Magdala, Capharnaüm, Tibériade, Tabgha, le Mont des Béatitudes, le Jourdain… Tout est accessible à pied pour des randonneurs amateurs de tous niveaux. La marche redonne aux lieux leur juste échelle, celle d’il y a 2000 ans, quand la voiture et les bus de tourisme n’existaient pas. Que l’on soit croyant ou non, elle redonnent une dimension sacrée à cette géographie qui constitue l’épicentre mondial des religions monothéistes les plus importantes de notre ère, et même bien avant. Si l’on souhaite visiter cette région avec des yeux de pèlerin, c’est un parcours que je recommande, sans aucune hésitation. Il faut ici abandonner toute idée de modernité, et se laisser guider par ces sentiers qui furent empruntés par des milliers de voyageurs à pied ou à cheval depuis des siècles. Il faut s’autoriser à ressentir, dans le silence, l’âme de ceux qui nous ont précédés sur cette terre fertile de culture et de sagesse.

The Jesus Trail - NYTimes.com
Parcours du Jesus Trail
Fichier:The Gospel Trail (13982096673).jpg
Départ et parcours du Gospel Trail
Balise du Gospel Trail, avec ses jolies mosaïques

Il faut simplement ne pas le faire trop tard dans la saison. Mai est déjà un mois chaud pour marcher. Avec le réchauffement climatique et ses fréquentes répliques caniculaires, la région est proche de devenir infréquentable. L’ombre et l’eau sont rares dans la région. Heureusement, quelques sources antédiluviennes et arbres valeureux permettent de se rafraîchir avant de repartir boucaner dans l’étuve. Je m’arrête en compagnie d’autres shvilistes retrouvés en route, aux heures critiques de la journée, pour laisser passer l’acmé de la température. Elle flirte avec les 40 degrés. Après le Néguev, je pensais en avoir fini avec ce genre de problématique. Manifestement, je me suis trompé. Les habitants de la région me confient que ces phases de chaleur extrême sont à la fois anormales à cette période, et malgré tout de plus en plus fréquentes.

Le Mont Tabor, au loin.

Ces 40 degrés sont supportables dans la mesure où l’on est en bonne santé, hydraté, au repos, que l’air est sec et que l’on reste à l’ombre. Mais si l’une de ces conditions n’est pas remplie, la situation peut rapidement tourner à la catastrophe pour l’être humain. Le GIEC promet pourtant, pour l’Europe et la France, des températures régulièrement à ces niveaux l’été, si les objectifs de réduction des émissions des gaz à effet de serre ne sont pas respectés. Même la France, où le nucléaire limite la casse, ne parvient pas à faire baisser ses émissions dans des niveaux auxquels elle s’est engagée. Cette journée me donne un échantillon de l’enfer qui nous attend si l’on ne prend pas un virage radical dès aujourd’hui, collectivement. Malgré les alertes des scientifiques depuis 70 ans (et avant), on ne voit actuellement aucune mesure concrète et suffisante prise par les gouvernements pour prévenir la catastrophe annoncée. Le climat n’est toujours pas une priorité absolue des agendas politiques et des populations, englués dans la piège du court-terme et des intérêts individuels. On fonce dans le mur à plein régime, pris dans la nasse d’un système qui permet aux plus chanceux de vivre si confortablement. Tant pis pour nous, pour nos colocataires du monde vivant, et surtout nos descendants.

Mante religieuse sur le chemin du Mont Devora

Personnellement, je ne fais pas assez pour changer mes habitudes. Le chemin a au moins le mérite de me le rappeler dans ma chair. Si je manque de discipline pour changer mes usages en France, la marche me contraint ici à modifier drastiquement mes pratiques. Une alimentation riche, grasse, sucrée, carnée, est ici une absurdité. J’aspire à des aliments faciles à digérer, qui ne demandent pas trop d’efforts et de chaleur à l’organisme pour les synthétiser en calories. J’ai besoin de produits qui ne stimulent pas les inflammations, les tendinites. J’ai envie de variété, de produits bruts. Dans la région, j’ai heureusement accès régulièrement aux magasins qui proposent de nombreux fruits et légumes frais. Ils me permettent de limiter le transport de ces aliments au rapport poids/calories assez défavorable, qui supportent mal la chaleur et l’écrasement du sac. Depuis quelques semaines, comme sur le PCT, je suis ainsi devenu quasiment végétarien, par nécessité, par goût, et aussi par conviction. Les journées passées au contact du monde sauvage incitent à mieux le comprendre et à le respecter. Je tâcherais de le rester, à mon retour en France, même s’il est très difficile de l’être exclusivement et radicalement dans la société, notamment en famille ou entre amis. En tout cas, ce régime alimentaire me réussit, car mes pépins physiques sont derrière moi.

Avec quelques amis shvilistes, je parcours les derniers kilomètres de la journée à travers les mythiques collines de Galilée. Nous avions voulu reprendre le chemin à 16h, mais la température était encore trop importante. Je fais une nouvelle pause près d’une source, et utilise mon filtre par précaution, pour faire le plein d’une eau aussi fraîche que limpide. Vers 18h, l’atmosphère redevient supportable, et nous poursuivons notre chemin. Au bord du chemin, nous dérangeons un groupe de damans, des petits mammifères qui ressemblent à des marmottes. Ils ne se pressent pas pour se cacher, et nous avons tout loisir d’observer une partie de la sympathique troupe.

Où est Charlie ?

Enfin, au sommet d’un plateau, après une montée régulière, le panorama se libère et nous admirons enfin le lac de Tibériade, le nord de la Galilée, le Mont Hermon et la Jordanie, à l’est.

Le lac de Tibériade
Un ancien observatoire à la conception étonnante trône au dessus du lac.
Grafitis – Leave No Trace !!

Le lac de Tibériade, autrement appelé Kinneret par les hébreux, ou mer de Galilée, est une gigantesque réserve d’eau douce. Elle n’est en réalité que le reste d’une immense mer intérieure qui suivait la faille depuis le golfe d’Aqaba, au sud. La mer Morte et le lac de Tibériade ne faisait qu’un, à une époque. Au même titre que la mer Morte, ce lac se situe sous le niveau de la mer, à -212m, et a perdu de l’eau depuis des années de sécheresse. En 2022, il est revenu à un niveau proche de sa pleine capacité. Le gouvernement israélien a mis en place un programme pour l’alimenter en eau déssalinisée et compenser des futures sécheresses ou pompage excessif destiné aux villes ou à l’agriculture.

Ce lac est un des marqueurs géographiques importants du chemin, un cap psychologique qui anime tous les marcheurs. Je ne fais pas exception à la règle : il annonce la dernière étape de mon périple, qui désormais obliquera résolument vers le nord. Je descends du relief pour m’installer avec mes compagnons dans le jardin d’un israélien un peu hippie, dénommé Sunny, qui réside sur le flanc de la colline dominant le lac. Sunny vit dans un bric-à-brac insensé, une accumulation de bidules récupérés pour décorer un jardin transformé en camping de plein air baroque. Il ne parle pas un mot d’anglais, nos échanges sont donc extrêmement limités. Mais je perçois beaucoup de gentillesse et certainement un grain de folie chez cet hermite des temps modernes. Il a vraisemblablement essuyé quelques tempêtes dans son existence, et passé trop de temps tout seul. Son accueil est généreux, et je passe une nuit excellente, bercé par les hurlements des chacals au loin, et le croassement des innombrables et sympathiques grenouilles, pensionnaires de la petite mare artificielle de la propriété.

Bientôt, j’atteindrai les eaux turquoises du mythique Jourdain et plongerai dans les eaux du lac de Tibériade, pour une journée de repos, en attendant que ces températures infernales baissent un peu. Je tâche de me rappeler des leçons du Néguev.

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