PLANTIGRADE

  • Derniers pas vers le Liban
    En rejoignant le Jourdain, j’aborde la dernière étape de mon périple sur le Shvil : il me reste 120 kilomètres jusqu’au terminus. Je longerai le lac de Tibériade, grimperai le Mont Meron le long de ses profonds canyons, puis rejoindrai la frontière du Liban jusqu’au village de Dan, le terme du parcours. Le Shvil aborde le lac de Tibériade par le sud, le long de la mythique rivière du Jourdain, près du village de Kinneret. Mythique n’est pour une fois pas un terme usurpé, tant la rivière est présente et sacrée dans les anciens et nouveaux testaments, et en particulier parce qu’elle a accueilli le baptême du Christ par Jean le Baptiste. Géopolitiquement, c’est aussi un fleuve important, qui suit la faille sismique séparant l’Israël de la Jordanie. Il prend sa source au Liban, alimente le lac de Tibériade, puis se prolonge vers la mer Morte. L’agriculture prélevant sa dime au passage, son débit est aujourd’hui trop faible pour alimenter et adoucir les eaux de cette mer où rien ne survit. Ici, le sentier suit les rives d’une rivière débonnaire, à l’ombre d’eucalyptus grandioses, de joncs et de palmiers. La chaleur est déjà élevée, ce matin, sous le soleil implacable de cette fin de mois de mai. Je retrouve quelques shvilistes qui ont posé leurs sacs à l’ombre, et qui déjà plongent dans cette eau d’un magnifique vert teinté de bleu, légèrement troublé par les limons. De gros poissons remontent mollement le courant, et me rassurent sur la qualité de l’eau. La température est parfaite et la baignade particulièrement agréable. D’autres jeunes randonneurs font leur apparition. Il semble que ce bras de rivière accueille tous les marcheurs de la région, piégés par la tentation du farniente. Un jeune homme en kayak s’occupe de ramasser les déchets qu’il trouve le long de son périple : c’est assez rare pour être souligné. Un groupe d’enfants lui succède. Ils ont loué des kayaks au club non loin et font une turbulente entrée en scène. Ils élisent bien sûr domicile à notre exact emplacement, qui propose une attraction irrésistible : une corde accrochée à un arbre, qui permet de se jeter dans la rivière façon Tarzan. C’est le signal pour moi de repartir. Je n’ai aucune envie de subir cette agitation, et encore moins de passer la journée échoué comme un phoque. Je décide de profiter de cette journée de canicule pour visiter les sites bibliques du lac de Tibériade en bus. Il y a quelques semaines, j’aurais sans doute décidé de forcer ma progression sur le Shvil, à pied, visitant ce qui se présente près du chemin. Mais les facéties du climat expérimentées depuis un mois m’ont appris à progresser plus intelligemment : en harmonie avec le contexte éprouvé. En longue distance, c’est une disposition d’esprit salvatrice, pour le corps et l’esprit. Sur le PCT, je ne l’avais intégrée vraiment qu’au bout de 4 mois de marche, dans le Washington, alors que la neige, la pluie et le gel me rendaient la vie dure. Accepter et s’adapter pour profiter du chemin en toute circonstance et ne pas se mettre en danger inutilement. Certes, il y a des moments où j’ai envie de bourriner, de m’oublier dans les kilomètres, les dénivelés, malgré la douleur, la chaleur. Mais la longue distance est aussi une école de sagesse. Il faut apprendre à osciller entre violence et relâchement. Je rejoins les pèlerins chrétiens sur le site de Yardenit, au bord du Jourdain, près du lac. Sur les pas de Jésus, ils viennent se recueillir ou se plonger dans ces eaux à la symbolique exceptionnelle. Des baptêmes sont toujours organisés sur ces rives qui ont été aménagées pour faciliter l’accès aux fidèles en toute sécurité. Le lieu, certes aménagé, est divin : l’eau, d’un vert irrésistible, est à l’ombre des fleurs, des eucalyptus et des palmiers. J’abandonne à regrets la quiétude du lieu et repars en bus pour le Kibboutz de Ginosar. Il s’y trouve un petit musée et les restes exhumés de la vase d’un bateau de pêche ayant 2000 ans, particulièrement bien conservés et restaurés. La route suit la rive du lac, sur laquelle de nombreuses plages, campings et hôtels sont installés. Je dépasse le site de Magdala, le village de Marie Madeleine. On peut y visiter une église magnifique et un site de fouilles archéologiques exceptionnel exhumé à l’occasion d’un projet d’hôtel. Ce sont en partie les restes d’un ancien marché couvert. Les arrêts du bus ne sont pas dans les villages, et je suis contraint de marcher sous le cagnard pour effectuer mes visites. Ce n’est pas particulièrement agréable, ni efficace. Mais je refuse la facilité d’un taxi ou d’un bus climatisé. Le musée de Ginosar est d’un intérêt relativement limité pour le non-initié que je suis. Ma curiosité dans les musées est très fluctuante. Je repars pour rejoindre le Mont des Béatitudes, où une église consacrée en 1938, ainsi qu’un couvent y sont installés. L’endroit est idéalement situé, en retrait de la route, au-dessus du lac. Le Christ y aurait prononcé son « sermon sur la montagne », et 12 béatitudes selon ses évangélistes Matthieu et Luc. 1. Voyant les foules, il gravit la montagne, et quand il fut assis, ses disciples s’approchèrent de lui.2. Et prenant la parole, il les enseignait en disant :3. Heureux les pauvres en esprit, car le Royaume des Cieux est à eux.4. Heureux les affligés, car ils seront consolés.5. Heureux les doux, car ils posséderont la terre.6. Heureux les affamés et assoiffés de la justice, car ils seront rassasiés.7. Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde.8. Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu.9. Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu.10. Heureux les persécutés pour la justice, car le Royaume des Cieux est à eux.11. Heureux êtes-vous quand on vous insultera, qu’on vous persécutera, et qu’on dira faussement contre vous toute sorte d’infamie à cause de moi.12. Soyez dans la joie et l’allégresse, car votre récompense sera grande dans les cieux : c’est bien ainsi qu’on a persécuté les prophètes, vos devanciers. source : https://fr.wikipedia.org/wiki/B%C3%A9atitudes En relisant ces lignes qui constituent le message principal du Christ, il est intéressant d’en saisir la force ainsi que la difficulté de les mettre en application, en particulier pour les institutions de l’Eglise. Pour compléter ces visites Bibliques, je descends le mont vers les rives du lac à Tabgha, où une petite église à l’architecture très épurée et aux magnifiques mosaïques datant de l’époque Byzantine, ainsi qu’un charmant cloître commémorent le lieu présumé du miracle de la multiplication des pains. Le soir venu, je me retranche dans un camping public attenant, et en profite pour me rafraîchir dans l’eau du lac, en attendant la nuit. Je plante ma tente pour une nuit partagée avec les nombreux chats errants, qui viennent régulièrement inspecter mes installations en quête de nourriture. Le lendemain, je reviens en bus à mon point de sortie du chemin, près Jourdain. Le petit chemin se fraye un passage dans un parc étonnamment calme, un riche marais aux pièces d’eau peuplées de tortues et d’échassiers. Le shvil traverse le village de Kinneret, puis prend de la hauteur vers les faubourgs élevés de la ville de Tibérias, où je ravitaille. Je m’éloigne, et retrouve le calme de la campagne, le long de la piste forestière en balcon sur le lac. La température est élevée, mais supportable. Le chemin continue de monter régulièrement vers un joli sommet rocheux, le Mont Arbel, dernier relief important le long de la rive ouest du lac. Un magnifique panorama m’attend au sommet vers le nord-est : le lac, la Jordanie, le plateau du Golan, le Mont Hermon dans les brumes. L’ascension du mont par le sud s’interrompt subitement par une falaise, à travers laquelle le « chemin » descend. Le Nahal Arbel, au pied de la falaise, a en effet creusé un vaste canyon. Quelques passages sont assez précaires, je suis surpris de me voir confronté à ces difficultés après des jours de marche facile. Elles me rapellent le mont Karbolet. La falaise orientée au nord est constellée de cavités. On a relevé des traces de leur occupation par l’homme datant du second temple juif, c’est-à-dire environ en 400 avant J.C. Sans doute étaient-elles habitées bien avant, au vu de leur positionnement stratégique. Leur particularité est d’avoir été fortifiées, pendant la guerre judéo-romaine, en 66 après J.C. Des murs de défense ont ainsi été érigés pour protéger certaines cavités. Le système de fortifications est aujourd’hui partiellement dégradé et restauré, mais reste très impressionnant et insolite. Aujourd’hui, seules quelques brebis occupent les lieux. Parfois, il est bon de ne pas consulter les topoguides en avance, et de découvrir les sites avec des yeux neufs, en se laissant étonner par le chemin. Ce fut le cas ici pour moi, qui commence à ressentir une certaine saturation d’événements historiques, de lieux et de sites archéologiques. La marche simple, spontanée, naïve, est toujours bonne en tant que telle. Heureux les imbéciles, qui n’ont pas croqué la pomme de la connaissance. C’est ainsi que je redescends la falaise et rejoins la vallée, colonisée par des champs, des routes, et quelques villages. Le lendemain, je repartirai à l’attaque du Mont Méron, plus au nord, sans trop étudier le parcours. Dans ces régions peu reculées et de marche facile, aux points d’eau relativement fréquents, nul besoin de sur-préparer ses étapes. Et avec un mois et demi de marche dans les jambes, je commence à avoir une résistance psychologique et physique qui réduit significativement ma consommation d’eau. Comme un militaire, je deviens rustique. Mais ce soir, l’endroit que je découvre, proche des habitations, des cultures, sans charme, au milieu des chats errants, des insectes et dans une chaleur moite, ne me donne pas envie d’y bivouaquer. J’opte pour un retour en ville en bus, à Tiberias, où je pourrai profiter d’une nuit dans un vrai lit, au frais, dans une auberge de jeunesse. Je visiterai la ville, ravitaillerai et rechargerai mes batteries. Après cette petite pause urbaine bienvenue, me voici de nouveau sur le chemin pour m’extirper définitivement du vortex du lac. Je traverse les vergers de la plaine qui bordent la rive ouest du lac, avec l’esprit un peu embrumé. Puis l’itinéraire oblique à l’ouest pour s’engager dans un canyon à sec, le long de la rivière (« Nahal ») Ammud. Je l’ignore encore, mais cette journée va être l’une des plus plaisantes de ce Shvil. Les falaises ocres qui ceinturent le chemin sont majestueuses, la végétation abonde au milieu du canyon. Le relief me donne enfin un peu de dénivelé à affronter. Mon rythme cardiaque grimpe, je sors d’une espèce de léthargie qui me tenait, à force de marcher tranquillement sur des chemins débonnaires. Le chemin passe sous une autoroute, puis se fait tortueux pour éviter les multiples obstacles du lit de la rivière. Les kilomètres s’égrainent et le canyon se fait plus serré, plus vert, plus encaissé. Il me rappelle ses cousins du sud, dans le Neguev. L’eau apparaît, limpide, d’abord en bassines, puis en ruisseau. Un système de canaux fut aménagé sur les rives, ainsi que plusieurs moulins, fortins, ponts, tous en ruines. Les fourrés se densifient, jusqu’à ne plus y voir à 2m. Soudain j’entends une pierre qui roule et une grosse branche qui se casse. Je m’interromps, et après quelques secondes de silence, un grognement agressif de forte désapprobation émerge de derrière les buissons. Je fais un bond et, autant de crainte que de surprise, je bats rapidement en retraite, en me demandant quelle bestiole peut donc émettre un son pareil. Je pense d’abord à un canidé (un loup ou un chacal) : le grognement m’a rappelé le bruit que font les chiens pour menacer d’une attaque. Mais rien ne me suit, et après quelques minutes, ma marche déclenche d’autres mouvements dans les taillis. Il s’agit d’une harde de sangliers, dont certains traversent le chemin précipitamment. J’ai séparé le groupe en deux, et sans doute éloigné des marcassins de leur parents. Prudemment, je fais machine arrière et leur laisse l’opportunité de se regrouper,…
  • Ombres et lumières en Galilée
    Au nord de Tel Aviv, le chemin suit la Méditerranée, puis oblique vers la Galilée et le lac de Tibériade à l’est. Ensuite, il rejoindra la frontière libanaise, au nord. J’aborde les derniers 400 km de mon périple relativement décontracté. La température devrait être plus clémente, les obstacles mesurés, les hébergements simplifiés, le physique acclimaté, le transport d’eau allégé, les ravitaillements facilités. Mais la réalité va se charger de m’apporter son lot de défis quotidiens. Je dois admettre ici une pointe d’usure mentale, une certaine lassitude. Quand le chemin est trop facile, moins spectaculaire, il est difficile de ne pas se relâcher, et ce déficit de concentration fait perdre une certaine intensité à l’expérience vécue. Paradoxalement, la présence de la civilisation appelle à plus d’organisation. Les campements se raréfient et leur qualité baisse : sales, proches des routes, des troupeaux et des villes. Logistiquement, il est plus simple de partir pour 5 jours d’autonomie que de ravitailler tous les jours. Je dois aussi me coordonner avec plusieurs personnes qui m’ont proposé de me recevoir aux abords de Netanya et de Hadera. Je souhaite enfin résider chez quelques Trail Angels pour comprendre ce pays de l’intérieur, au plus proche de ses habitants. A Herzilia, je rejoins la côte pour longer brièvement sa promenade bétonnée. Puis le chemin s’efface dans les sables fuyants de la lande, non loin de la mer, slalomant entre les chantiers de routes, d’immeubles et de complexes hôteliers qui mitent les zones naturelles encore préservées. Dans 10 ans, il y a fort à parier que le paysage sera méconnaissable. Le tracé du Shvil sur mes cartes est déjà périmé. Sur le terrain, le balisage n’a souvent pas suivi l’aménagement du territoire. Je suis contraint de me frayer un passage entre les pelleteuses, les ballustrades de chantier et les saignées de canalisations. Quelques localités ponctuent le paysage. La marche n’y est pas déplaisante, mais pas non plus fascinante. Il fait chaud, humide. Le vent se lève l’après-midi du nord-ouest, et ramène une moiteur qui imprègne l’atmosphère. Dans les dunes, les oyats me piquent les chevilles, le sable colonise mes chaussures, et le chemin disparaît souvent dans d’innombrables et anarchiques ramifications. Cependant, je rejoins rapidement Netanya et profite du spectacle des quelques kitefoils dans la brise. Les conditions sont légères, le soleil est là et invite à la baignade. J’ai le temps, et j’en profite. Ce que je perds en influx, je le transforme en langueur. La glisse me manque un peu : la marche est un sport austère, qui ne s’apprécie pas toujours à court terme, surtout en solitaire. Et en particulier alors qu’il est pratiqué dans des paysages banals. Heureusement, les conditions de navigation en kitesurf ne sont pas extraordinaires, tout juste suffisantes pour quelques bords de balade en foil : pas assez tentantes pour jeter par la fenêtre ma concentration de marcheur et louer du matériel. Je me réjouis de retrouver Boaz à la plage de Poleg. Il vient me chercher puis m’héberger pour la nuit. J’avais rencontré Boaz avec sa famille sur le chemin, peu avant Mitzpe Ramon. Cette section du parcours était avare en randonneurs, et pour cause : perdue dans un cratère majestueux, immense, c’était l’une des plus sauvages. L’orage était annoncé pour succéder à une solide canicule. Accompagné de sa femme et de deux de ses enfants, pris dans l’averse, ils se sont fait peur dans la descente sur les rochers mouillés et glissants, évoluant sur un sentier transformé en torrent et soumis aux cataractes capables de noyer un canyon en quelques minutes. Il avait dû appeler une voiture en urgence pour échapper à l’inondation. De mon côté, fatigué, j’avais pu faire du stop pour me réfugier à l’hôtel à Mitzpe Ramon avant que l’orage ne déverse sa hargne accumulée depuis des jours. Boaz et sa famille m’accueillent très généreusement dans leur chaleureuse maison de Tsur Moshe, un kibboutz tranquille, à l’écart de l’agitation de la côte. Boaz est architecte, designer et urbaniste, ce qui nous fait un sacré point commun dans les centres d’intérêt, en plus de la randonnée, et du kitesurf dans lequel il débute. Imperceptiblement, nous nous devinons des valeurs communes. Sa maison, sans ostentation, est conçue et adaptée pour limiter ses besoins énergétiques, et la climatisation en particulier. Dans une région où les températures flirtent régulièrement avec les 40 degrés, il ne la branche qu’exceptionnellement, un à deux jours par an. On s’y sent très bien, elle est décorée de mobilier chiné. Le salon donne sur un petit jardin pourvu d’une petite mare apportant un peu de biodiversité. La petite chienne dévouée qui garde les lieux est à l’image de la famille : adorable. Les israéliens ont un régime alimentaire méditerranéen. Ils ont une vraie appétence pour les légumes frais, associés au pain, à des olives, des pickles, et des préparations à base de graines comme le tahini (sésame) ou de pois comme le houmous (pois chiches). Boaz n’y fait pas exception, et perfectionne cet art avec beaucoup de passion et de subtilité. Il accorde du soin dans ses préparations, qui sont particulièrement maîtrisées, savoureuses et saines. Cela nous fait un autre point commun : l’appréciation de la bonne cuisine. Ce soir, il a préparé de succulentes pizzas, dont la pâte maison au levain naturel repose déjà depuis la veille au frais. Avec cette façon si simple et évidente qu’ont les israéliens de vous recevoir chez eux, je me détends paresseusement au salon, et me mets honteusement les pieds sous la table. Un italien ne renierait pas ces pizzas, et moi non plus. A la fin du dîner, je me retranche dans la pièce de sécurité, aux ouvertures blindées et aux murs épais. Elle est aménagée, comme souvent dans les logements israéliens, en une petite chambre d’appoint, parfois en débarras. Aujourd’hui, des groupes armés, dont le Jihad Islamique, arrosent de leurs roquettes le sud d’Israël, en réponse à l’exécution d’une partie de ses chefs par les autorités israéliennes, il y a quelques jours. Les appartements où habitaient les personnes ciblées ont été soufflés d’un coup de missile, avec des victimes collatérales inévitables, dont leurs familles. Cette intervention a logiquement réveillé les tensions du côté palestinien. Les sirènes retentissent dans les villes proches de Gaza, et jusqu’à Tel Aviv. Elles invitent régulièrement les habitants à rejoindre les abris les plus proches. Dans ce contexte, je saisis mieux l’utilité de ces pièces de sécurité. En quelques jours, plus de 400 roquettes seront tirées, avec un bilan de quelques morts des deux côtés, malheureusement. Un quart des roquettes sont retombées sur Gaza, et quelques unes sont passées entre les mailles du filet du dispositif antimissile israélien, le dôme de fer (courte portée) et la fronde de David (longue portée). C’est la plus grave accrochage israélo-palestinien depuis près d’un an. Les israéliens que j’ai rencontrés ne se formalisent plus vraiment de ces attaques, en tout cas dans la partie nord. Ils y sont relativement habitués, le dôme de fer est efficace, et les roquettes ne sont pas particulièrement précises. Elles peuvent atteindre Tel Aviv, voire plus au nord, mais c’est plus rare. Je me réjouis quand même d’avoir quitté la partie sud, plus proche de Gaza. Mon chemin n’en sera ainsi pas perturbé. Les événements politiques sont une composante inévitable de la traversée de ce pays. Je suis prêt à m’adapter. Exceptionnellement, je consulte les sites d’informations en continu. Une entorse à ma diète médiatique contre tout média d’information quotidienne. Heureusement, comme annoncé par les gens que je croise, des accords de cessez-le-feu seront signés assez rapidement avec l’entremise de l’Egypte. La plupart des israéliens avec qui je discute sont en réalité beaucoup plus inquiets de l’état actuel de leur démocratie, mise à rude épreuve par un gouvernement corrompu et coalisé avec des élus d’extrême droite orthodoxes. Nombreux sont les citoyens israéliens qui se sentent l’obligation de descendre dans la rue pour manifester contre les atteintes portées à la séparation des pouvoirs (exécutif et judiciaire). Le premier ministre Netanyahou cherche en effet à limiter le pouvoir des juges en modifiant le principe de leur nomination, pour échapper personnellement aux poursuites judiciaires liées à des soupçons de corruption. Pour la première fois, de nombreux citoyens modérés de toutes classes sociales (dont les supérieures) descendent manifester dans les rues, chaque week-end. A cette crise démocratique, s’ajoute une cohabitation des communautés parfois difficile, voire impossible dans certaines parties de la Cisjordanie. Elle est attisée par certains membres du gouvernements considérant que la Cisjordanie et Jérusalem sont un territoire appartenant aux juifs. Enfin, la mainmise de certaines mafias sur les commerces est une réalité qui pèse partout dans le pays. L’état ne semble pas être en mesure d’y répondre efficacement. En réponse, les citoyens commencent à s’organiser eux-mêmes : un premier pas glissant vers des milices de défense privées. On le sait, Israël est un pays complexe, aux problématiques finalement bien plus critiques que ce que l’on peut connaître en France. Voyager aide à relativiser nos propres problèmes. La démocratie est un système décidément fragile. Après une bonne nuit de sommeil réparateur, Boaz me raccompagne le lendemain matin sur le chemin. Je repars vers le nord, plutôt relâché. Le front de mer de Netanya est bien plus dense, artificialisé. Je m’en éloigne assez rapidement et me retrouve à tranquillement marcher sur la plage. Après quelques kilomètres, une rivière se jette dans la mer et bloque le passage. Je remonte son cours, puis traverse un écosystème de landes qui serait plus agréable à traverser s’il n’était pas écrasé par un soleil matinal implacable. Le sable, meuble, complique la progression. Après un déjeuner riche en crudités, je débouche en milieu d’après-midi dans la ville d’Hadera, près de la gare, où mon ami Niv vient me chercher en voiture. J’ai rencontré Niv lors d’un bivouac près du canyon de Tzvira, au nord d’Arad, non loin de la mer morte. Nous avions partagé une poike autour du feu. Le poike, sorte de ragoût cuit dans une cocotte en fonte directement sur le feu de camp, est une spécialité israélienne. On y mélange du boeuf, des légumes et des pommes de terre. Niv m’accueille avec une grande générosité dans sa maison d’une localité calme, éloignée de la côte. Je me régale de schnitzel, ces escalopes panées autrichiennes qui ont accompagné les réfugiés juifs d’Europe de l’Est, pour en faire l’un des autres plats emblématiques israéliens. Niv a invité plusieurs amis pour l’occasion et nous passons un moment agréable à boire, manger et plaisanter sur la terrasse de sa maison. Je bois et mange un peu trop, et passe un excellent moment en leur compagnie. Je tombe rapidement de sommeil dans la petite chambre aménagée pour m’accueillir. Merci Niv !! Le lendemain est une nouvelle journée (très) raisonnable, environ 25 km. Je rejoins le site fascinant de Césarée, qui fut un port et une ville importante de l’Antiquité, aujourd’hui en ruines à cause de séismes. Le roi Hérode y fit bâtir son palais au premier siècle de notre ère, et l’on y trouve également des vestiges d’un impressionnant théâtre, d’un immense cirque, d’un aqueduc, d’un hippodrome, d’une synagogue, de bains publics et de riches villas romaines. De magnifiques mosaïques témoignent de la richesse de certains des habitants. Il reste suffisamment de murs pour se projeter dans le passé. De magnifiques dessins et maquettes permettent de comprendre les différentes configurations du site au cours des siècles. L’après-midi avance, et je dois cependant reprendre mon chemin le long de la mer vers le nord. L’itinéraire suit la plage et l’aqueduc antique qui la longe, pour me faire arriver à un pittoresque petit port de pêche, à Tel Taninim. Les bateaux y sont de conception traditionnelle, en bois. Seuls les moteurs hors-bord trahissent le 21ème siècle. Le village arabe qui jouxte le port s’appelle Jisr az-Zarqa. Les maisons sont basses, les toits plats, les fenêtres béantes. Un minaret blanc et la mosquée à la belle coupole dorée occupe le centre du village. En Galilée, je traverserais ou longerais plusieurs villages arabes où l’on retrouve ce type…
  • Trails Angels
    L’approche vers Jérusalem est marquée par de très belles rencontres. Le resserrement des agglomérations me poussent à solliciter l’hospitalité chez les nombreuses personnes qui me l’offrent le long du chemin. Tout d’abord chez Ayelet, à Beit Guvrin. Elle m’ouvre généreusement les portes de sa maison, le dîner, et une chambre individuelle. Le chemin est sans difficulté, agréable, simple. Je m’arrête à Dvira, petit kibboutz paisible qui met à disposition des marcheurs un lieu pour une halte sommaire mais efficace. J’atteins Tsur Hadassa, dans la grande couronne de Jérusalem. Nadav, que j’avais rencontré il y a quelques semaines près de Mitzpe Ramon, m’avait dit que sa mère Dori était Trail Angel et pourrait sans doute m’accueillir. Ce fut le cas, et largement au delà de mes espérances. Nous avons partagé des discussions passionnantes sur toutes sortes de sujets : les voyages, les études, Israël, ses liens avec les États Unis, la religion, et bien sûr la politique. Les temps sont durs pour Israël, qui traversent – ici aussi – une crise démocratique. La tentation politique autoritaire semble prendre de l’ampleur, et de nombreux citoyens descendent manifester toutes les semaines. L’heure à défilé, mais le jeu en valait la chandelle ! Merci Dori ! Le recours aux trail angels est simple : vous consultez la liste a jour des contacts sur internet, envoyez un message par Watsapp à l’une des nombreuses personnes qui proposent un hébergement suffisamment à l’avance (au moins 48h idéalement) en fonction de là où vous comptez arriver, puis elles vous renvoient leur adresse et heure d’arrivée souhaitée. Le plus souvent, elles vous offrent un dîner, une douche, la lessive du linge, et un lit ou un matelas. Parfois même, elles viennent vous chercher ou vous déposent sur le chemin, si la maison est loin du chemin. Ici, le Shvil est souvent emprunté par les jeunes à la sortie de leur service militaire. Beaucoup de familles ont des enfants l’ayant parcouru, et peuvent donc se projeter sur nos besoins spécifiques. Ces hébergements sont une bénédiction pour des raisons évidentes de logistique et de budget (tout cela est offert gratuitement), mais aussi parce qu’il est parfois difficile de trouver des zones pour camper suffisamment à l’écart des villes, axes routiers, bergeries, et autres campings bruyants et fréquentés. Surtout, c’est un moyen extraordinaire de rencontrer les habitants, comprendre leur vie et leurs préoccupations, et passer simplement un bon moment avec eux. La plupart parlent bien anglais. Parfaitement reposé, j’arrive enfin à Jérusalem. Des collines prononcées marquent l’accès à la ville sainte. Elles sont plantées de vignes, d’oliviers, de cyprès, de pins, d’arbres fruitiers. La pierre calcaire rappelle les paysages du maquis marseillais et provençal. Les forêts de pins me protègent de leur ombre réconfortante. Mais très vite, de gros immeubles en construction écorchent les collines. Me voilà dans les faubourgs de la ville sainte. La métropole métastase les charmants vallons façonnées en terrasses par des générations d’agriculteurs pendant des millénaires. Les immeubles avalent progressivement les ruines de murets, cabanes en pierre et systèmes d’irrigation séculaires. Heureusement, le shvil se fraye habilement un passage en slalomant entre les patates de béton, et parvient à esquiver la laideur. Je retrouve un groupe de shvilistes israéliennes avec qui nous nous croisons souvent ces derniers jours. Elles me proposent de déjeuner un peu plus loin, dans un petit restaurant. Je me laisse convaincre de bonne grâce, malgré une certaine réticence : je dois préparer un semblant d’organisation avant d’aborder cette ville légendaire. Je ne sais par où commencer, noyé sous les curiosités à découvrir. Nous déjeunons dans le joli petit quartier de Kerem, à l’ouest de la ville. Le superbe bulbe doré d’une église orthodoxe nous toise, plus haut sur la colline. Si l’on oublie les automobilistes locaux qui jouent du klaxon et de l’accélérateur, le déjeuner en terrasse est très agréable. Je me trouve non loin du mont Herzl, sur lequel est installé le musée de l’holocauste Yad Vashem. Cela sera ma première visite. Les salles d’enchainent, impressionnantes, très documentées. Le site est magnifique, paisible, intégré au paysage. Le soin extraordinaire apporté au lieu et à ses finitions tranche nettement avec le reste de la ville, et même des villes, d’Israël en général. Ce pays ne peut pas se permettre le luxe de prendre son temps. La géopolitique dicte l’urbanisme. Mais ici, le message symbolique autorise les concepteurs et les conservateurs à une attention particulière au détail. L’architecture est épurée, sobre, humble. Surtout, la forme sert le fond. La visite des pièces les plus sombres les unes que les autres se termine sur un porte à faux au dessus du vide, dans le ciel lumineux, avec une vue sur les collines environnantes. De l’ombre à la lumière. Du béton à la nature. du sous sol au ciel. Le message est clair. Ce lieu fait le récit rationnel et précis des événements ayant précédé et succédé a l’holocauste. Mais il reste impossible d’expliquer l’inexplicable. Ils nous laisse avec une émotion forte qui dépasse la raison. A la sortie, quelques personnes sont en pleurs. La question implacable reste posée : comment la société la plus cultivée d’Europe a-t-elle pu engendrer cela ? La culture n’est pas un rempart suffisant, l’homme doit toujours se méfier de lui-même. De victime, il peut rapidement passer à bourreau. Je me remets de mes émotions et me dirige ensuite dans la vielle ville. En Israël, le réseau de transport publics (bus, trams) est particulièrement développé et efficace. Cela semble être l’une des réminiscences communistes apportée dans leurs maigres valises par les colons issus d’URSS (au même titre que les kibboutz) : la liberté de circuler facilement, pour tous. C’est déjà la fin de l’après-midi, et les ruelles se vident rapidement. Je ressens les strates de l’histoire qui se sont accumulées. La vieille ville, vidée des engins motorisés, respire les siècles et le sacré, donne l’impression de se promener dans un musée à ciel ouvert, d’autant plus qu’il est vidé de ses visiteurs. Les bâtiments semble imbriqués les uns aux autres comme un gigantesque jeu de Mikado, une termitière, dans lequel on aurait jeté des églises, des mosquées et des synagogues au milieu de souks et d’habitations exiguës. Les siècles et les spiritualités s’empilent. Les portes en métal ouvragé, les escaliers, les voûtes : chaque centimètre de l’espace a été optimisé, pensé, soigné. Les pavés de calcaires rendus glissants par le passage des millénaires luisent sous les lampadaires jaunâtres. La nuit tombe, je quitte le calme de la citadelle pour rejoindre les embouteillages des faubourgs, sous le regard goguenard et hautain des chats errants, dont la toilette est irréprochable, contrairement à la mienne. Je rejoins Ran dans une pizzeria de la ville, où nous dînons avec deux de ses comparses qui l’ont connu sur le PCT. Ran est égal à celui que j’ai toujours connu : enthousiaste, subtil, positif, authentique. Il n’a pas changé. Je l’avais connu lors de mon PCT, nous avions marché quelques jours ensemble. J’avais apprécié sa culture, sa curiosité insatiable, nos débats respectueux malgré nos divergences. Il m’avait alors vanté les mérites du Shvil, et avait semé la graine dans mon cerveau. Intrigué par Israël et ce chemin qui n’est connu qu’ici, j’avais envie d’en savoir plus. Ran est actuellement étudiant en ingénierie électrique, et passe le plus clair de son temps à l’université de Jérusalem. Ce qui ne l’empêche pas d’aller grimper, de descendre des canyons et de continuer à randonner. Son dernier fait d’armes est le Continental Divide Trail, un petit chemin américain de 5000 km qui fait l’équilibriste sur la ligne de partage des eaux. Jumeau du PCT en plus long, plus sauvage et moins fréquenté, il représente une vraie aventure de cinq mois remplie de déserts, de broussailles, d’orages impitoyables, de montagnes isolées, de hot dogs, d’habitants Trumpistes armés et de grizzlis. Ran m’héberge royalement dans sa petite maison dans un village à l’extérieur de Jérusalem, vers l’est, dans le désert de Judée Samarie, (en Cisjordanie). Jérusalem présente en effet la particularité d’être sise entre forêts et désert, les collines stoppant l’essentiel des précipitations. On a beau être en Cisjordanie, le village est dans une zone administrée et occupée officiellement par Israël. Ce qui n’est pas le cas d’autres zones de ce territoire, dont celle administrée par l’autorité palestinienne, dans laquelle les israéliens ne mettent pas les pieds sous peine de risque de lynchage. Deux checkpoints contrôlent quand même l’accès à la localité, qui vit paisiblement a l’écart de la métropole insatiable. De ses fenêtres, on aperçoit le désert, et plus loin, la Jordanie, Amman en particulier. Les sac léger, je poursuis le lendemain ma visite touristique de la vieille ville. Je profite d’une fréquentation relativement mesurée en ce mois de mai, et me réfugie à l’ombre des bâtiments, forteresses, églises, monastères séculaires. La chaleur est déjà forte. La tour de David est l’une de mes visites préférées. Elle est à l’image de la ville : maintes fois construite, détruite, reconstruite. Je me sens bien humble face à ces siècles de civilisation. Le soir, je prends le pouls de la ville moderne, ses marchés animés, ses bars branchés, ses habitants affairés. Quand Ran me raccompagne en voiture le soir, il me relate les différents attentats ayant eu lieu sur le trajet. Je prends conscience d’une ville régulièrement touchée par l’horreur, d’un pays littéralement en guerre, mais qui continue à vivre avec d’autant plus d’appétit, accompagné d’une certaine défiance voire indifférence envers les commanditaires de ces actes. Les israéliens sont tous différents dans leur état d’esprit face au problème palestinien. Le spectre s’étend des plus tolérants, passifs, aux plus inflexibles, répressifs, agressifs, conquérants même. Je repars finalement de Jérusalem après 2 jours de visite et d’échanges passionnants avec Ran. Il n’y a rien de mieux que la marche pour découvrir un pays de l’intérieur. En sortant de Jérusalem, je marche une dizaine de kilomètres et arrive dans un petit local mis à disposition des voyageurs par la communauté de Tsuva. Quand je demande mon chemin vers la petite maison, deux jeunes israéliens m’informent que je ne serais pas seul et que d’ailleurs, un français y est déjà installé. J’ai ainsi la demi-surprise de rencontrer Jean-Athanase, un jeune Français parcourant un pèlerinage à vélo depuis la France. Il est parti de la meilleure des façons : sur un coup de tête, sans réfléchir et sans trop de budget. J’adore rencontrer ces voyageurs téméraires qui ont tant d’anecdotes à raconter, tant de rêves a réaliser, une bonne dose de courage et cette belle indépendance d’esprit. Ceux qui ne subissent pas leur vie, en méprisant le confort. Il a quitté l’armée, a fini ses études, et s’apprête à chercher du travail à la rentrée, avec pas mal d’interrogations qui seront peut-être résolues en rentrant. Le lendemain, Jean aura accompli son pèlerinage : atteindre Jérusalem à vélo en un peu plus d’un mois, s’y recueillir, se poser des questions essentielles et peut-être répondre à certaines d’entre-elles ! La foi, comme une boussole, l’a guidé à travers les épreuves de son périple improvisé. Il apparaît content d’en être arrivé là, mais sans joie excessive. Sûr de lui, de ses convictions, de ses forces. De mon côté, j’ai une certaine lassitude à reprendre le chemin. Elle est classique quand je quitte le confort offert par un hôte. Mais elle est aussi consécutive à un mois de marche à travers ce pays qui ne laisse qu’une maigre part à une nature domestiquée, parquée, encadrée. Les villages, routes, vignes, champs, vergers, sont partout. Ce n’est pas désagréable, mais cela manque un peu de sauvage. De plus, je viens d’atteindre une grosse étape de mon parcours, et dois me remettre en tension vers la suivante. Joie, relâchement, renaissance, action. La marche, c’est l’art de l’acceptation des cycles. Je décide d’échapper à cette langueur par le mouvement : en multipliant les kilomètres. Dès le lendemain, je parcours 35 kilomètres, également le surlendemain. J’ai aussi besoin de calme, de me retrouver un peu, dormir dans ma tente, laisser les kilomètres passer au tamis les pensées et…
  • La sortie du désert
    Quand j’approche la petite ville d’Arad, j’ai des sentiments mitigés. Je suis heureux d’en terminer avec le désert, les températures, les ravitaillements compliqués, une certaine monotonie du paysage. Mais j’appréhende un peu de retrouver la ville, et suis préoccupé par la douleur à la cheville qui s’intensifie. Une famille de trail angels ouvre sa maison aux randonneurs, et j’ai l’opportunité d’y passer un peu de temps. A l’entrée de la ville, Medard le letton m’aperçoit et me fait signe de loin. Il me guide vers la maison qui est pleine d’une horde de 70 randonneurs venus passer le Shabbat. Le chaos est indescriptible, des tables occupent tout l’espace du rez de chaussée. J’y retrouve beaucoup de shvilistes déjà croisés précédemment. Beaucoup ne suivent pas exactement le fil du chemin, en marchant des sections selon les fêtes, la température et leurs envies. Je suis assez fatigué de ma dernière nuit où je n’ai pas vraiment récupéré, et j’ai besoin de me reposer. Je n’y parviens pas vraiment. Il y a trop d’agitation ici, trop de monde, et pas la possibilité de s’installer confortablement, à l’écart du tumulte. Pendant le déjeuner collectif, des psaumes et des prières alternent avec les mets et les cantiques enjoués. Certains marcheurs sont plus religieux que d’autres, et prennent la parole, dont je ne comprends pas un traître mot. Ma voisine de gauche tente de m’expliquer ce qui se passe, mais mon capital patience et réceptivité est déjà bien atteint. J’essaie de me relaxer l’après-midi, sans trop y parvenir. Je n’aime pas cet endroit trop collectif, trop bruyant, trop sale, trop fréquenté. La maison, en cours de construction, n’est pas complètement terminée. Le couple qui y habite fait preuve d’une générosité exceptionnelle, en l’ouvrant à tous. Leurs 6 enfants vivent au milieu de ce capharnaüm, je ne sais comment. Je les plains un peu de voir leur univers envahi par une horde de marcheurs sales. Une de leurs filles dort au milieu du salon, sur le canapé. L’autre s’amuse avec ses amies, l’air de rien. Après un pauvre dîner où je termine ce que j’ai dans mon sac (c’est à dire pas grand chose), je me trouve une place au sous sol, à la cave qui sert de dortoir pour m’allonger. Je m’étends sur l’un des nombreux matelas, dont la couleur n’incite pas à la confiance, que j’aurais préalablement protégé de ma bâche de sol. Dehors, les jeunes organisent un barbecue et font la fête jusqu’à 3h du matin. Je mets mes bouchons d’oreille qui font des miracles, si bien que je me réveille le lendemain matin en ayant rien entendu des fêtards venus finalement se coucher à côté de moi, mais pas reposé pour autant. Après un bref café, je fuis de la maison pour aller en centre ville en bus. Je me réfugie dans un petit restaurant pour le remettre de mes émotions. Je n’ai jamais aimé ces environnements trop collectifs, qui me rappellent avec douleur le scoutisme. Et je me rends compte aujourd’hui, que je ne les supporte plus, que je n’ai plus envie de faire d’effort pour cela. Je suis donc contraint de trouver un autre endroit pour soigner ma tendinite. Gal m’a heureusement connecté à l’une de ses connaissances, Gev, qui habite à Har Amasa et est d’accord pour m’héberger. Je décide de m’y rendre directement en bus depuis Arad, ce qui est une formalité (20 minutes de trajet). Je marcherais cette section plus tard : il est temps de me reposer vraiment. Gev m’apostrophe en français alors que je cherche sa maison dans son petit village. Il a quelques restes de ses quelques courtes années de jeunesse vécues à Bruxelles. C’est une sympathique petite communauté de maisons simples mais cossues, environnées de champs verdoyants, de vergers, de petits conifères, sillonnés par quelques chiens et chats sympathiques, de poules, de oies et autres créatures pittoresques. Il me propose de m’installer dans la petite chambre d’amis bunkerisée. Comme chez Gal, une pièce à l’épreuve des obus et attaques bactériologiques est obligatoire dans les constructions récentes en Israël. C’est un peu symbolique pour moi, qui vais pouvoir profiter d’un havre de paix pour récupérer de mes péripéties récentes. Gev et sa compagne Julie (Yuli ?) sont extrêmement généreux de me faire confiance en me laissant leur maison, alors que pendant la journée, ils travaillent tous les deux. Gev construit de ses mains une nouvelle maison non loin d’ici. Ce niveau de confort inespéré me permet de reprendre rapidement des forces, de m’octroyer une vraie pause bienvenue d’une journée compète. Ils m’offrent le repas du soir, nous buvons un verre de vin sur la petite tonnelle devant la maison, puis nous allons à la salle des fêtes pour commémorer les victimes militaires des conflits dans lesquels Israël fut impliqué. C’est le national Memorial Day. De nombreux enfants animent la cérémonie en lisant des textes ou chantant. J’y fais la connaissance de Paul, un ancien parisien, qui habite ici depuis 20 ans avec ses enfants et ses petits enfants. Il est guide touristique, principalement à Jérusalem. Il y a deux familles autrefois françaises dans cette petite communauté jeune et familiale. Il est amusant de noter qu’ils n’ont pas abandonné la langue française, qu’ils utilisent toujours pour communiquer entre eux, ce qui m’interpelle dans ce petit village où je n’imaginais que l’on ne parle qu’hébreu. Comme les immigrés russes récents, ils ont gardé leur idiome d’origine. Nous parlons évidement de politique et de la complexité sociale de ce pays étrange, improbable qu’est Israël. Je sens que mon talon va déjà mieux. L’étape entre Arad et Her Amasa est facile, plate, pas trop longue (25 kilomètres). je décide de me tester en douceur. La température est idéale. Le bus du matin me ramène à Arad, et j’entame donc cette marche dans une belle fraîcheur, malgré quelques appréhensions. Je ne m’attarde pas en ville et rejoins rapidement les faubourgs, puis la campagne environnante où quelques bédouins font paître quelques troupeaux de chèvres maigrichonnes. Je traverse des vergers, des champs, des parcs. Marcher au milieu de la verdure est vraiment réconfortant, si l’on met de côté les jeunes chiens de berger inexpérimentés qui accourent pour m’aboyer dessus. Ils restent à distance respectable, heureusement pour moi (et pour eux – mes bâtons de marche peuvent servir à autre chose). La maîtresse de maison d’Arad, aveuglée de sa haine envers les arabes, m’avait déconseillé de marcher cette section seul, à travers une zone qui comporte plusieurs villages de bédouins soit disant dangereux. Comme d’habitude, je constate que ces peurs sont souvent fantasmées. A aucun moment, je ne me sens en insécurité, et la promenade se déroule dans une parfaite harmonie avec les quelques individus que je croise. Je fais ma pause déjeuner et visite Tel Arad, une ancienne citadelle bien plus petite que celle de Masada, mais plus ancienne aussi. Certains vestiges remontent à -4000 avant JC. Nous sommes sur la route de la mer morte, de Masada. Ma tendinite se manifeste alors que j’approche d’Amasa. Je l’oublie rapidement, accueilli à nouveau chez Gev et sa compagne par une douche chaude, puis une superbe bière fraîche sur la petite terrasse à l’abri du vent et des derniers rayons du soleil. Ce soir, le village fête l’indépendance, et les voisins se retrouvent pour un barbecue convivial. Gev cuisine une pièce de bœuf exceptionnelle, des falafels, tandis que les voisins servent pizzas, galettes de pain au fromage et vins de choix. Boaz est l’un de ces voisins, qui est guide spéléologue passionné et doctorant en géologie. Il a une personnalité particulièrement attachante. Il est prompt à partager son enthousiasme, son histoire, ses anecdotes avec une fraîcheur et une humilité qui m’inspirent. On sent qu’il mène une vie alignée sur ses valeurs et ses passions. Les autres voisins, leurs familles, dont les noms m’échappent malheureusement après quelques verres de vin, font preuve d’un accueil touchant. Cette générosité tend à se répéter au cours de ce shvil qui prend des tournures de chemin des anges. En une vingtaine de jours, je rencontre plus de personnes intéressantes qu’en un an à paris. Ou alors est-ce moi qui suis plus réceptif, plus curieux, plus ouvert aux autres, aux échanges, plus simple ? Je constate que le relatif dénuement de ma situation me conduit à faire de belles rencontres. Rien de très original à tout ça. Tous les voyageurs acceptant un certain lâcher prise, s’ouvrant à l’altérité, à l’inconnu, connaissent et recherchent cette authenticité. Gal, mon ami qui m’avait accueilli à Tel Aviv, me fait l’honneur de me rejoindre pour la journée du lendemain, avec un de ses amis d’enfance, Uri. C’est la fête nationale de l’indépendance, qui est donc fériée. Ils le rejoignent chez Gev : pour une fois, je ne pars pas en solitaire. Uri, comme Boaz (ils se connaissent), est géologue et intervient comme ingénieur conseil en amont de gros projets d’aménagement. Il était aussi, un temps, guide. Il connaît bien la région. Les bois de petits sapins dans lesquels nous cheminons ont été plantés il y a une vingtaine d’années, pour reforester la région et recréer des écosystèmes, limiter le changement climatique, et occuper géopolitiquement cette terre à quelques centaines de mètres des territoires palestiniens. Les résineux, qui poussent espacés dans des collines verdoyantes de graminées sauvages, procurent une ombre bienvenue et un côté bucolique à notre ballade. Le désert semble déjà très loin. En fait, derrière la barrière qui fait la frontière avec la Palestine, rien n’a été planté : c’est un désert couvert de petites pousses sèches, parvenant à peine à nourrir les troupeaux. Le contraste est frappant. Nous bavardons dans l’insouciance avec Gal et Uri, partageons un déjeuner qui me parait pantagruélique. Mais la journée est déjà bien avancée et il est temps pour eux de repartir à la maison. De mon côté, j’achève l’étape tranquillement vers Meitar, dans une après-midi superbe à travers les collines apaisées par une brise soutenue. Je longe le mur qui marque la ligne de démarcation entre Israël et territoires palestiniens. Il me rappelle la frontière entre le Mexique et les États Unis, courant arbitrairement dans le paysage, au gré des collines. Un symbole de tensions qui ne sont pas résolues, et pas près de l’être. Je plante ma tente en fin d’après-midi, au milieu d’une petite forêt parsemée de quelques tables de pic-nic et d’une fontaine d’eau potable. Quelques jeunes, à une centaine de mètres, partagent un bon moment autour d’un feu, la musique à fond. Ils rentrent chez eux vers 22h, et le silence s’installe enfin, marqué par les bruits habituels des animaux de la forêt. Quelques hurlements de coyotes, de renards (ou de loups ?) non loin de ma tente interrompent ce silence. Je dois me réhabituer à dormir en présence du sauvage. Peu après, j’entends gratter fortement non loin de ma tente, et je surprends deux yeux curieux dans le faisceau de ma lampe, qui s’éloignent en marquant quelques arrêts d’étonnement. L’oreille aux aguets, en tension relative, je sombre finalement dans un sommeil assez peu réparateur, assez tard dans la nuit. On s’imagine toutes sortes de choses quand on dort seul dans une forêt. Principalement, la visite inopportune de quadrupède gourmand venus flairer quelque victuaille alléchante dans ma tente. Il me faut plusieurs nuits revenir à une certaine sérénité : le vrai risque quand on dort en solo, c’est les mauvaises rencontres humaines, et son mental. Je repars tranquillement sereinement le lendemain : aucun chapardeur inopportun ne s’est présenté. L’étape est de nouveau courte, facile, parfaite pour espérer remédier par un exercice modéré aux inflammations. Je chemine avec beaucoup de plaisir, sans forcer, dans les prairies et les petites forêts verdoyantes, qui me rappellent le sud de la France. Le ravitaillement en eau et nourriture n’est plus un problème, ce qui allège mon sac à dos et mes tracas logistiques. Néanmoins, la cheville se manifeste en fin de journée, le faisant légèrement boîter. J’arrive assez tôt au kibboutz de Dvira, petit village paisible entouré d’exploitations agricoles. J’y fais un ravitaillement princier dans la…