Californie du Nord

« Embrace the suck »

De Sierra City à Belden

Au même titre que le mouvement littéraire du dix-neuvième siècle, le romantisme supposé d’un long voyage à pied intègre aussi un côté plus sombre. « La vie oscille entre souffrance et ennui » disait Schopenhauer (au pied !). L’homme a des désirs, souffre pour les obtenir, et quand il les obtient, il s’ennuie. En creux, ils permettent de révéler dit-il, de temps à autre, quelques bons moments, des parenthèses heureuses.

Vision plutôt pessimiste de l’existence, voire absurde, mais qui peut se transposer partiellement au PCT. Même animé par des moments sublimes devant le spectacle de la nature, les endorphines, la découverte, l’exotique, les rencontres, il faut bien reconnaître que le quotidien sur ces 1000 et quelques premiers kilomètres, c’est pas mal de souffrance. Quasiment un boulot. L’équivalent en fatigue d’un semi-marathon quotidien, pour ceux qui courent. Voire plus parfois. Avec en plus, au choix : la sécheresse, la chaleur, le vent, le froid, l’altitude, les dénivelés, la promiscuité…

Sur cette section du Trail, on passe doucement de la souffrance à l’ennui. Car à ce stade, la souffrance est un prérequis normal, banalisé, qui a déjà permis de combler beaucoup de désirs, pas mal de petits défis.

Bien sûr, on pourra objecter que je vois le verre à moitié vide, que je vis une grande aventure, entouré de gens intéressants, dans un cadre extraordinaire … Il n’empêche, quand je regarde mes camarades de peine, je reconnais les signes du comblement du manque, du divertissement : écouteurs vissés sur les oreilles, marche à plusieurs, siestes. Peu l’avouent, mais beaucoup le connaissent. Des visages creux remplacent l’enthousiasme des débuts. Comme l’empereur Flavius cactus borrachus, l’œil hagard, le teint verdâtre, faisant le tour de son hacienda après une agape un peu trop généreuse. Mais je ne suis pas à plaindre. Il y a des situations largement pires, je pourrais être enfermé au boulot par exemple 😉

Ce n’est pas l’ennui mais ce concentré de vie que je suis venu chercher sur cette marche longue. Non par masochisme, mais par curiosité. Non par dolorisme, mais par plaisir. Au delà des témoignages, je veux ressentir ce que cela fait de marcher des centaines de kilomètres, ce qu’on en retire. Il est difficile d’avouer qu’on s’ennuie, surtout à soi même. Surtout que je m’ennuie en général assez peu. Là, le défi proposé est assez intéressant.

Comme un marathon après le 30ème kilomètre, comme n’importe quel défi de longue durée, le véritable PCT commence ici. Après la phase de découverte, on rentre dans le dur. Quand la nature offre moins de clinquant, de nouveautés et de péripéties, qu’elle reste désespérément calme. Quand on a absorbé les particularités du trail, que les habitudes sont en place, que le corps ne se plaint plus (trop), les discussions tournent en rond, les podcast deviennent inaudibles : c’est l’ennui qui s’installe. Remontent alors des volontés d’ailleurs, de diversité. Le voyageur rêve toujours aux endroits où il n’est pas. Pour peu que l’aventure soit un peu engagée, ses deux questionnements classiques sont : « qu’est-ce que je fais la ? »et « plus jamais ça ! ». Et pourtant, il repart. Souvent vers une destination rêvée lors du précédent périple. L’intérêt d’une marche longue comme le PCT est de connaître ces états, et essayer de trouver des solutions pour les surmonter, avec la satisfaction que cela apporte.

Revue des méthodes possibles, que je n’ai pas toutes pratiquées :

– méthode Coué : se boucher le nez en attendant que ça passe encore 3000km, en anannant comme un mantra : »j’ai pas mal, j’ai pas mal ».

– méditation pleine conscience : S’observer avec distance et amusement ; analyser sentiments qui me traversent.

– stoïcisme : Prendre son mal en patience. Accepter son sort, si on ne peut le changer. « Embrace the suck » disent les américains, avec leur sens aigu de la synthèse – quitte à fouler du pied quelques subtilités. Ce qui pourrait se traduire par « tais-toi et marche » dans un français pas beaucoup plus raffiné.

– sophrologie : visualiser mentalement le futur et se dire que rétrospectivement, cela sera de bons souvenirs.

– réalisme : Se dire que toute chose difficile fait apprécier proportionnellement le confort et la facilité qui lui succède. C’est d’ailleurs la définition du luxe. C’est aussi celle de Mike Horn.

– Optimisme : Croire que l’enthousiasme reviendra.

– épicurisme : s’inscrire dans le présent, ses rituels, profiter malgré tout du moment, des gens, du calme. S’abandonner à l’expérience, ne pas lutter contre, se laisser porter, ne pas attendre plus que ce que les journées proposent.

– (Sado)Masochisme : terminer les journées crevé, sale et puant, mettre les pieds dans l’eau glacée, se faire bouffer par les moustiques, et aimer ça.

– divertissement Pascalien : écouter des podcast, de la musique, lire, converser avec les autres, pour se détourner de la réalité du Trail.

– cartésianisme désabusé (copyright Gaspard Proust) : marcher, donc penser, donc être, mais s’en foutre. Proche du nihilisme.

– pragmatisme : se dire que malgré tout on avance, pas après pas, et que tout cela aura bientôt une fin. Se rappeler les raisons pour lesquelles on est venu faire le PCT.

– métaphysique du schizophrène pervers (mot compte triple au Scrabble) : écrire sur l’ennui pour ennuyer ses lecteurs et ne pas s’ennuyer soi-même.

– Schopenhauerisme : se réfugier dans l’esthétique. En l’absence de musée et de salle de concert jouant du Wagner, apprécier la nature en tant que telle et peut être atteindre « l’extase ».

– nihilisme : apprécier à leur juste vacuité les délices de la débauche urbaine. Se vautrer dans la bière, les burgers, face de bouc et la TV, avachi sur le lit peu inquisiteur d’un motel moisi dans la première ville venue.

En fait, aucune méthode ne marche vraiment, mais toutes sont utiles.

Après tout, je ne suis pas le seul à connaître cet état temporaire. La preuve : même les ours se font chier. Alors pour s’occuper et manifester publiquement leur indignation contre le retard de la saison des myrtilles, ils dégradent le mobilier rural. Quand les blacks bears deviennent Black Blocks.

Si ce n’est pas les ours, ce sont les disciples de la NRA qui essaient de concurrencer leurs homologues plantigrades au test de QI. Alors, ils sortent essayer leur nouveau jouet entre deux tord boyaux.

Finalement, pour terminer sur du positif, et se dire que quand même, cette section n’est pas si mal, voici quelques photos supplémentaires. Eh oui, je dramatise un peu, mais j’ai encore l’occasion de parfois sortir l’appareil photo.

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