Oregon

Terres de feu

Ashland, Crater Lake

Ashland est une ville agréable (oxymore). Elle possède un centre ville plutôt accueillant, étrange mélange de cafés hipster branchés, magasins de camelote baba cool, de cosmétiques à base d’essence de perlimpinpin, de petits commerces poussiéreux mais accueillants. On trouve ici certaines des meilleures bières, grace à la production locale de houblon, non loin, dans les Cascades. Une architecture d’Angleterre victorienne relativement homogène donne un petit cachet pas désagréable. Cette ville est l’hôte de nombreux festivals culturels pendant l’été (concerts, théâtre, etc. ). Malheureusement, la fumée des incendies est tellement présente cette année qu’elle a conduit les organisateurs a annuler la majorité de leurs manifestations. Malgré tout, les standards américains restent bien établis : la reine bagnole est partout, pas de rues piétonnes ni de place centrale, tout se passe à l’intérieur, sous air conditionné, et la ville couvre son feu à 20h.

Je suis très bien logé, en plein centre ville, dans une petite maison de famille reconvertie en auberge de jeunesse. Très propre (ça change des autres) et une clientèle qui n’est, pour une fois, pas exclusivement composée de membres de la secte du PCT.

Je retrouve la bande internationale des 6, moins 2 perdus en route. Ses membres commencent à prendre des trajectoires différentes : Jeff et Olivia ne sont pas les plus rapides en vitesse pure, mais sont très réguliers et concentrés. Ils marchent devant. Rowan et Tracy se sont découverts des affinités, ce qui doit rendre leur approche du chemin légèrement différente, voire secondaire. Ben et Candice sont derrière, alternant vitesse et pauses. Il se passe peut-être aussi des choses entre eux, mais cela n’est que pure supposition.

Rick est aussi arrivé, plus tôt que j’imaginais, il a enquillé une journée de plus de 52km pour cela. Il fait honneur au restaurant Mexicain de la ville. Comme moi avec l’Indien de South Lake Tahoe, il découvre avec douleur que son métabolisme n’est plus en mesure d’encaisser les charges dévastatrices des restaurants exotiques « all you can eat ». L’ingestion de cette nourriture riche, épicée, abondante, diabolique, accompagnée d’alcool, est pour l’intestin ce que serait un concert de Godjira pour les tympans d’un moine bénédictin. Quelques Imodium plus tard, il repart en même temps que moi sur le sentier. Mais il sera vite ralenti, le pancréancier de son estomac venant réclamer sa dette. Les dieux se vengent toujours de « l’ubris », la démesure des hommes.

Pendant ce temps, je poursuis mon chemin, tant bien que mal. Le paradoxe de ces arrêts en ville à rallonge, les « zéros », est que l’on est complètement hors de rythme lorsque l’on reprend le sentier. Il faut souvent un jour ou deux pour retrouver son énergie. Alors, on se traîne lamentablement sur quelques dizaines de kilomètres, la jambe molle et le moral gris, en essayant de sauver les meubles pour ne pas trop abîmer le rythme de sa progression générale vers le Canada. Pourtant, ils sont nécessaires. Ne pas prendre de zéros, c’est prendre le risque d’exploser physiquement, de blessure ou d’épuisement. Il serait aussi regrettable de ne pas visiter quelques villes de la région.

Si je schématise, ma progression ressemble un peu à cela (jours à l’horizontale, kilomètres à la verticale) :

Un soir, je rejoins une cabane pour y passer la nuit. Elle a l’avantage d’être à proximité d’une source et d’une pompe à main d’un autre siècle.

Mauvaise idée, car en plus de deux collègues SOBO, un rat bruyant et affamé s’invite en début de nuit. Malgré leurs efforts de discrétion, mes deux camarades seront aussi la cause d’un sommeil très moyennement réparateur. Surtout celui qui a eu la bonne idée de partir à 5h du matin, multipliant les allers-retours dans le chalet pour faire son sac.

L’autre, plus respectueux, s’appelle Dan. New Yorkais, Géographe de formation, il accomplit son troisième chemin de plus de 4000km… d’affilée. C’est à dire qu’il a déjà parcouru cet hiver Te Araroa (Nouvelle Zélande, du nord au Sud), ce printemps l’Appalachian Trail (côte est des USA, du sud au nord). Après le PCT, il enchaînera avec la traversée de la Jordanie et de l’israël. Son approche est assez simple et pragmatique : « si tu imprimes dans ton esprit tu finiras ce trail, le corps suivra ». Ce genre de bonhomme est là pour nous rappeler, si on l’avait oublié, que tout est possible, que seul le mental est limitant. Il faut juste en avoir envie et s’en donner les moyens. Et prendre la vie simplement. Comme avec Elaine Bissonho (qui fait 80km par jour sur le PCT), on reprend une bonne dose d’humilité, si nécessaire.

Pendant ce temps, je passe péniblement le point médian de mon périple, au niveau de Christi creek. 1230 miles, soit 1968 km. Une étape symbolique de plus de passée.

Plus loin, le sentier contourne un volcan éteint, le « Brown mountain ». Il serpente dans des éboulis de blocs de lave sur près de sept kilomètres. C’est fascinant. De temps à autre, la forêt a repris ses droits, recouvrant le pierrier. Mais le plus souvent, ce sont des blocs de lave refroidie à nu qui semblent ne pas avoir bougé depuis la dernière éruption. Parfois, c’est une vraie rivière de pierre que l’on traverse, anthracite, avec ses ondulations, ses vagues, ses variations. On l’imagine glisser lentement vers la vallée, mais elle reste immobile, figée dans le temps… jusqu’à la prochaine éruption.

Enfin, c’est la forêt qui reprend le premier rôle. Temple païen écrasant de toute sa hauteur, étourdissant par son silence, vertigineux par son étendue, il étourdit le fidèle et lui subtilise la notion du temps. Les nuits sont sans vent, sans bruit, sans lumière, au milieu des colonnades de pins géants, au sein desquels on n’ose que chuchoter. On se demande pourquoi tant de peine et d’ouvriers furent nécessaires à construire des cathédrales. Tout est là, en plus harmonieux, plus efficace, plus mobile, plus adaptable, renouvelable, plein de vie. Entre la transcendance et l’immanence, j’ai choisi mon camp.

De la vie, on passe soudain à la mort. Le sentier traverse une forêt brûlée. Une de plus. Selon les endroits et la violence des flammes, les arbres sont blancs ou noirs. Certains endroits évoquent un paysage post-nucléaire. D’autres un désert lunaire. Parfois, un cimetière. Il y a dans ces forêts figées par le feu quelque chose de pathétique, d’austère, mais paradoxalement aussi, d’esthétique, de majestueux. Et puis, par endroits, l’espoir, la vie qui reprend, les plantes qui repoussent. Certains pins colossaux ont eu le temps de se fourbir une écorce ignifugée, aussi efficace que n’importe lequel de nos tissus synthétiques. Suffisamment épaisse, elle est à l’épreuve des flammes, et protège les vaisseaux de sève qui alimentent les feuilles et les racines. Ils ont aussi développé leurs branches le plus haut possible, tout en abandonnant les plus basses, en arrêtant de les alimenter. Elles tomberont progressivement avec l’aide de la gravité et du vent. Combien de fois ont-ils vécu des incendies, vu la forêt brûler autour d’eux, survécu à des températures de plusieurs milliers de degrés ? Les orages, aussi vieux que le monde, déclenchent des incendies par leurs éclairs. Ils mettent régulièrement à mal à ces pauvres forêts. Les sécheresses récentes, combinées à la régulation excessive des feux par l’homme, a rendu les brasiers plus rares, mais d’autant plus dévastateurs. Les écosystèmes n’en demandent pas tant, même si à long terme, la cendre fertilise les sols.

Les arbres géants, robustes témoins végétaux, montrent à leur manière que la vie a une capacité incroyable à résister ou se renouveler. Ces grands pins permettront d’alimenter, plus tard, via leur racines, de nombreux arbres-fils.

La capacité à s’entraider, les synergies, sont la règle dans la nature. La compétition n’est que l’exception. Quelle erreur de penser que seul l’homme, sorti de son soi disant « état de nature », est capable de s’organiser en sociétés et de s’entraider. Je constate l’inverse : il a un talent inégalé pour la destruction de lui-même et de ce qui l’entoure. Il est fasciné par la compétition. La paix, quand elle arrive à s’imposer, n’est qu’une courte entracte entre deux conflits.

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