Sous les derniers glaciers des Pyrénées
Nous descendons la vallée vers Bielsa, notre prochain point de ravitaillement. Le chemin longe une gorge qui se resserre, et rapidement, nous arrivons au village. Nous faisons un complément rapide à la supérette, dont un gros morceau de nougat espagnol qui colle aux dents et aggrave le diabète. Puis nous attaquons les quelques kilomètres qui nous séparent de Parzan, une autre localité en fond de vallée, un peu plus haut vers le nord. La marche sur la route peut sembler pénible à certains, mais est en contraste des chemins chaotiques que nous avons parcourus jusqu’ici, je le prends comme une pause. La circulation est modérée, et nous retrouvons tranquillement les parents d’Hélène pour déjeuner et faire un complément de vivres. La petite aire de loisirs coincée entre la rivière et une zone commerciale sans charme est calme et fonctionnelle. A la réflexion, le passage par Bielsa était superflu, tant notre assistance de luxe se révèle ponctuelle, efficace et disponible !
Nous repartons sans trop tarder vers la suite de nos aventures. Au menu de l’après midi, une belle portion de route, puis la remontée de la vallée de Barrosa, pour y rejoindre le refuge du même nom. Et, si le temps nous le permet, l’ascension du Port de Barroude, un joli col qui nous permettra de repasser en France. Pour les amateurs de statistiques, Bielsa est à 1075m d’altitude, et le col de Barroude à 2536m. La météo nous laisse finalement passer, malgré un petit vent bien frisquet. Après un bel effort et une ascension tambour battant, nous basculons avec plaisir en France, sur un col assez arrondi, mais très exposé au vent du sud. Cela faisait quelques jours que nous marchions en Espagne et en Andorre, et nous sommes heureux de retrouver la France : notre langue, nos repères, les discussions facilitées, les cartes IGN. En changeant de pays, nous avons l’impression d’avancer.
Nous ne traînons pas, et visons le lac de Barroude, légèrement en contrebas, pour y bivouaquer. Le coin est superbe, impressionnant même, sur ce replat rocheux lové au creux d’un cirque massif, aux faces presque verticales. Le glacier de Barroude, suspendu à la face grisâtre, accentue la sévérité du lieu. Nous pensions que, passé le col, le vent se calmerait : il n’en n’est rien. Le flux d’air dévale la pente et semble gagner en intensité au gré de la pente et des heures qui passent. Les nuages défilent. Quelques randonneurs essaient tant bien que mal de monter leur tente à l’abri des rochers et du relief. L’endroit ne me paraît pas optimal, et nous poursuivons la descente pour nous rapprocher du refuge indiqué sur la carte, non loin du lac. Avec ce vent, pourquoi ne pas s’offrir un dîner et une nuit au chaud ? Et puis, même si je n’aime pas la promiscuité à priori, ces endroits sont de bons moyens pour faire de belles rencontres, et tenir des conversations un peu plus longues que celles saupoudrées au détour d’un chemin. Pendant la journée, notre vitesse nous empêche un peu de flâner. Et puis, en Europe, l’échange au gré d’un sentier est bien plus bref qu’aux Etats Unis ou qu’en Nouvelles Zélande, ou les gens sont plus ouverts, et prennent souvent le temps de rigoler. En France, c’est la bouffe (et la boisson) qui dicte les moments de convivialité !
Étrange, nous ne voyons pas le refuge. Avec le GPS, nous tombons finalement sur ses restes : il a brûlé, et il ne reste que ses fondations !! Notre topoguide est trop vieux, il n’est plus à jour. C’est dans ce genre de situation que j’apprécie la souplesse de la randonnée en autonomie complète. Nous cherchons vainement un endroit à peu près abrité, sans succès, et capitulons en jettant notre dévolu sur une belle pelouse plate, près du lac, confortable, mais très exposée au vent rafaleux qui bombarde sans mollir à 80km/h. Je tente tant bien que mal de protéger le bivouac par un muret de pierres en arc de cercle. Cela fonctionne à peu près, mais le haut de la tente dépasse, et les turbulences générées par notre bouclier de fortune secoue l’abri comme un prunier. Je sécurise les sardines, donne une demi clé aux haubans de fixation, baisse au maximum la toile pour limiter les entrées d’air par le dessous. La tente est en effet de conception mono paroi, ce qui la rend légère, mais particulièrement sensible aux courants d’air. Nous nous réfugions dessous pour y dîner, emmitouflés dans nos duvets, finalement assez confortablement, malgré un froid de plus en plus piquant. Je chausse mes boules quiès, en me félicitant une fois de plus de les avoir emportées. En randonnée, l’adversité est partout, entre le voisin de refuge ronfleur, le bivouqueur bavard et le vent mauvais. Le matériau en Dyneema (DCF) de la tente fait merveille, et tient parfaitement le coup. Il ne se détend pas, contrairement aux tissus en nylon qui ont tendance à ramollir, et qu’il faut souvent retendre dans de telles conditions, sous peine de se faire copieusement gifler par la toile, en cours de nuit. Malgré tout, les bourrasques sont très violentes, au point où je me demande si mon attirail va tenir bon. Mes bâtons de marche, qui servent de structure portante, bougent dans tous les sens. Malgré ces précautions, le vent parvient à nous garder éveillés à peu près toute la nuit. Si la tente faillit, c’est une petite catastrophe : La nuit est difficile, stressante, et peu réparatrice.
Un peu choqués, comme des robots, nous repartons le lendemain dans un froid de canard, habillés de toutes nos couches de cosmonautes. Je mets le cerveau sur « off », un peu comme je le faisais lors de mes avant-match de rugby, ou il fallait optimiser mon potentiel de débilité et de sauvagerie. Je constate avec bonheur que je n’ai rien perdu de mes capacités à m’auto-abêtir instantanément. Nécessité fait loi. Il fait tellement froid que l’on ne prend pas d’eau en quittant le bivouac. L’objectif est de marcher pour se réchauffer, et de s’éloigner de cet enfer pour déjeuner dans un endroit plus serein. La carte promet une belle étape, en altitude, avec 2 cols trapus et de jolies évolutions en balcon dégarnis de végétation. Alors que nous traversons des pierriers, le long d’aiguilles à la verticale, une marmotte signale notre présence à ses congénères par son cri d’alarme strident caractéristique. Penser pour plus tard, à utiliser le même type de sonnerie pour mon réveille matin urbain. Je ne sais pas si le cri de marmotte est dans le catalogue de sonnerie des Iphones, mais ca me fera oublier un peu ma pauvre condition de citadin, au risque que mon immeuble me haisse définitivement. Le premier col est splendide, perdu dans les pierriers, entre deux pics acérés, tendus vers le haut. Le chemin s’insinue on ne sait comment à travers le massif qui nous barre la route, à l’ouest. La passe nous évite de le contourner par le bas, via la vallée de la Géla. Le col est dénommé « la Hourquette de Chermantas » (2439m), un toponyme bien chargé de poésie pour un endroit qui en est complètement dénué. Sur la HRP, il est amusant de constater qu’il y a plusieurs noms pour désigner ce même concept géographique : col, pas, port, portillo, puerto, hourquette, collet, collado, collada … Je dois reconnaitre que ces subtilités linguistiques m’échappent pour la plupart. Elles sont plus révélatrices, pour moi, du joyeux bordel qu’ont généré des centaines de groupes humains aux cultures différentes, au cours des âges.
Bref, nous atteignons enfin le passage, alors que le soleil frappe la roche de ses premiers rayons salvateurs.
Nous descendons brièvement, puis remontons vers le col suivant, la « Hourquette de Héas » (2668m). Nous aurions bien pris le petit déjeuner ici, mais il n’y a pas d’eau. D’ailleurs, elle commence à manquer dans nos bouteilles. Le sentier monte raide sur les schistes fuyants de l’austère crête des Aguious. Il n’y a pas beaucoup de dénivelé, mais la pente est sévère et la matinée déjà bien avancée. Hélène connaît ici une belle panne d’énergie. Une longue pause, quelques gorgées d’eau et une poignée de M&M’S : voilà de quoi la remettre en selle. Le M&M’s est en particulier une confiserie magique en randonnée. On ne s’en lasse jamais, elle est peu onéreuse, au ratio poids/calorie avantageux, portionnable, elle ne fond pas dans la main et reste comestible facilement, même congelée. Son principal inconvénient est de rentrer résolument dans la catégorie Junk Food, bourrée de mauvais sucres et d’acides gras saturés.
Une fois le col atteint, entre des épis rocheux qui ne nous donnent pas envie de flemmarder, nous dénivelons d’un bon 1000m vers la Chapelle d’Héas (1550m), en fond de la vallée, notre point le plus bas. Puis, nous remontons péniblement le macadam surchauffé vers le lac des Gloriettes. C’est un haut lieu de tourisme estival, qui nous donne un petit choc de civilisation, entre les parkings, les voitures, le barrage bétonné et les familles de randonneurs bigarrées. Ca change de la nuit dernière. Nous y trouvons un coin à peu près tranquille, déjeunons paisiblement et faisons un peu de lessive. Puis, nous poursuivons vers le sud en remontant la vallée du Gave d’Estaubé qui se jette dans le lac. Sur les flancs du vallon, au-dessus du ruisseau désormais inaccessible, l’eau se fait rare, et c’est avec soulagement que nous accédons enfin à une résurgence d’une eau délicieusement fraîche qui suinte de la roche affleurante. Cette eau est essentielle pour nous faire passer confortablement la dernière difficulté de la journée, la Hourquette d’Alans (2433m). Ce mince col nous permet de nous extirper vers l’ouest du joli cirque qui referme la vallée d’Estaubé.
A flanc de coteau, nous descendons ensuite vers le refuge des Espuguettes, que nous dépassons sans nous arrêter. De nombreuses tentes fleurissent déjà autour, en cette fin d’après-midi magnifique. Quelques ânes paissent tranquillement sur ce petit replat, terrasse avec vue sur le fameux cirque de Gavarnie. Nous aurions bien bivouaqué ici, mais l’objectif de la journée est plus ambitieux : rejoindre le fond de la vallée, pour un nouveau ravitaillement et un repos bien mérité. C’est vers 20h30 que nous pénétrons dans le village de Gavarnie (1365m). Les magasins pièges à touristes sont fermés et les restaurants animés à coups de tireuses à bière et de pichets de gros rouge. Nous ne nous laissons pas déconcentrer, dépassons ces lieux de perdition dans lesquels nous aurions bien dévoré une pizza, et traversons le centre-ville pour une dernier effort menée au pas de course, sur les lacets de la petite route qui remonte franchement. Nous serions déjà en train de diner si je ne m’étais pas mis en tête d’investiguer quelques vestes de pluie dans le magasin de sport encore ouvert. L’assortiment est correct, mais les vestes hors de prix et le propriétaire légèrement condescendant (rayer les syllabes inutiles). Ma veste de pluie a en effet atteint ses limites, la membrane fuit, et j’ai du me rabattre sur une plus ancienne que j’avais en réserve, bien plus lourde et volumineuse. J’aimerais m’alléger, mais ne suis pas convaincu par la proposition commerciale. En outre, je me dis qu’il n’est pas opportun de faire des choix précipités en ayant faim, en étant attendu pour le diner, et en ayant marché en montagne plus de 11h aujourd’hui. Après l’échec lamentable de ma capacité de dicernement, qui nous a tous retardé d’une bonne demi-heure pour le diner, nous rejoignons enfin les parents d’Hélène qui, délicats, ne montrent pas leur impatience. Cette journée laisse des traces : l’estomac est creux, la conversation est mince, et le sommeil est lourd !
Le lendemain, la fatigue fait son office, et nous pousse à traîner paresseusement après une bonne nuit sans réveil et un solide petit déjeuner au chaud. Notre prochain objectif est le massif du Vignemale, qui nous nargue déjà, au loin. Nous remontons la magnifique vallée d’Ossoue par un sentier très fréquenté, en collocation avec le GR10, le long du ruisseau des Oulettes. Le fameux sommet en ligne de mire, impossible de se perdre. Nous dépassons le lac d’Ossoue, flanqué d’un vilain barrage, et déjeunons au pied d’une jolie cascade, avant d’attaquer la section plus escarpée de l’ascension finale. Comme si la montagne n’était pas assez grande pour tout le monde, deux énergumènes aux moeurs légères viennent perturber notre pause en s’installant à 10 mètres de notre havre de paix. Cet accès d’instinct grégaire nous donne le signal du départ.
Plus haut, le chemin se raidit, se resserre, s’engaillardit, mais reste très fréquentable. La preuve : de nombreux marcheurs en descendent. Le temps m’inquiète un peu plus : le ciel se couvre d’épais nuages gris. Alors que nous atteignons le refuge de Bayssellance, l’air est déjà frisquet, le vent solide, et les randonneurs montent déjà leur tentes à l’abri de murets circulaires de pierres empilées. Le refuge est campé dans un désert de cailloux et d’herbes en pente, sous le Vignemale. On le devine posé là pour faciliter l’ascension du sommet légendaire.
Le col, la « Hourquette d’Ossoue » (2734m) n’est qu’à 40 minutes du refuge, légèrement plus haut, sur l’épaule du petit Vignemale. Nous décidons de tenter notre chance, pour basculer sur l’autre versant et atteindre le prochain refuge sur notre itinéraire, le refuge des Oullettes de Gaube. Nous admirons le Vignemale depuis le col, à l’ombre. Le glacier se confond avec la roche et les nuages. Ce camaïeu de gris rend l’endroit sinistre. Deux randonneurs connaisseurs de la région nous rassurent sur la météo.
Nous ne traînons néanmoins pas et attaquons la rude descente dans la vallée de Gaube. Le temps stable nous évite de forcer l’allure, mais nous avons néanmoins hâte d’arriver à destination. La moraine du glacier des Oulettes laisse place, plus bas, à une large et magnifique prairie (2166m) que le chemin surplombe et qui nous tend les bras. Quelques troupeaux de brebis y paissent tranquillement au milieu des tentes des randonneurs, multiples points multicolores qui mitent le panorama. Le refuge est installé à l’extrémité de ce replat, avant que la vallée ne se rétrécisse et redescende franchement, plein nord, vers Cauterets, Argeles Gazost, Lourdes.
Au sud, tout près au dessus de la moraine, la vallée est verrouillée par le Vignemale. Le glacier des Oulettes s’accroche péniblement au relief, n’est plus que l’ombre de lui-même. Partout, les traces de stries et de rocs concassés attestent de son ancienne emprise. Ici, le réchauffement climatique est directement visible. Les chutes de séracs accentuent cette impression de fonte accélérée. Un petit ressaut protège notre tente du vent catabatique (flux d’air descendant la montagne, résultant de la baisse des températures en fin de journée).
Nos voisins de bivouac, nombreux et sympatiques, dînent en cercle, assis sur l’herbe, en profitant de la vue grandiose. Nous avons la flemme d’engager la conversation. A quelques centaines de mètres, la fête bat son plein sur la terrasse du refuge bondé. Les bruits de chansons nous parviennent par bribes, malgré le vent et l’éloignement. Trop fatigués, nous avons aussi la flemme de céder à la curiosité pour y faire un tour. Bref, on a la flemme de tout, sauf de dormir !
Rassurés par la présence du refuge en cas de mauvais temps, nous espérons que nous pourrons passer demain de l’autre coté de la muraille qui nous domine à l’ouest, par le col des Mulets, à 2591m. De notre bivouac, nous observons la trace du sentier se frayer péniblement un chemin dans la face, les barres rocheuses et les pierriers. D’en bas, c’est un peu intimidant. Le mieux est de passer à l’action pour gommer les doutes. Nous laissons la nuit nous porter le conseil de ne pas trop réfléchir au lendemain, et d’apprécier le moment présent. En l’occurrence, un bon roupillon.